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devient avant peu le théâtre d’événemens remarquables et du plus haut intérêt pour l’Europe. »

Cette prédiction menaçante est aujourd’hui en voie d’accomplissement. Le général Mouravief est retourné dans son gouvernement avec des pouvoirs discrétionnaires, et toutes les troupes qui étaient dans la Sibérie occidentale ont été dirigées immédiatement au-delà du lac Baïkal. L’amiral Putiatin avait été chargé d’offrir à la cour de Pékin le secours d’une armée russe contre les rebelles, en échange de la cession du territoire de l’Amour. Le général Mouravief a été autorisé à imposer à la Chine cette cession et l’ouverture de ses frontières, fallût-il porter la guerre au cœur de l’empire du Milieu, fallût-il même renverser la dynastie régnante. Les mandarins de la Mandchourie ont fait sommation aux Russes d’évacuer le territoire de l’Amour ; sur le refus de ceux-ci, ils ont rassemblé des troupes, ils ont attaqué et détruit quelques-unes de leurs stations. Le général Mouravief a enjoint aux Cosaques d’évacuer toutes les stations et de se concentrer sur deux ou trois points principaux ; lui-même réunit des forces considérables pour être prêt à entrer en campagne avec une armée dès le retour du printemps, et il a envoyé à l’amiral Putiatin l’ordre de coopérer avec son escadre aux entreprises des flottes anglaise et française. Comme il est à croire que le général Katenin n’a point rassemblé, sans un but déterminé, un corps de trente mille hommes en Tartarie, la Chine, déjà déchirée par la guerre civile, peut se trouver envahie de trois côtés à la fois. Nous ne savons s’il entre dans les vues de la Russie d’opérer une révolution en Chine ; nous croyons avoir établi qu’elle en a les moyens.

Ainsi va toujours croissant en étendue et en puissance cet immense empire qui touche à toutes les mers et possède une partie de tous les continens. Faut-il voir seulement dans ces continuels progrès de la domination russe le triomphe de la politique humaine ? N’y faut-il pas reconnaître plutôt un secret dessein de la Providence, qui prend tour à tour les puissans et les faibles pour instrumens de ses volontés ? Si la Russie mérite d’être arrêtée et combattue lorsque, poussée par la passion de l’agrandissement, elle veut établir ses avant-postes en Allemagne ou à Constantinople, au cœur de cette Europe dont elle est la dernière-née, on doit au contraire applaudir sans réserve à ses succès en Asie, car chacun de ses pas en avant est une victoire de l’intelligence humaine sur la nature, une conquête de la civilisation sur la barbarie.


CUCHEVAL-CLARIGNY.