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Souliotes occupaient sur l’Achéron, il les réduisit à se contenter de l’eau de pluie. Les Souliotes, mourant de soif, continuèrent cependant de se défendre. Ali, ayant rassemblé cinq corps d’armée pour attaquer en même temps les cinq principaux défilés de Souli, double la paie de ses soldats, et met à leur tête ses fils Mouctar et Vély. Les Souliotes semblaient perdus. Émineh, mère des deux fils d’Ali, ne pouvant se résigner à voir périr ce peuple courageux, se précipite aux pieds du vizir et implore sa clémence. « Les Souliotes, les Souliotes ! s’écrie le vindicatif Albanais, mes plus implacables ennemis ! » Et, saisissant un pistolet, il ajuste Émineh et tire d’une main tremblante de colère. Emineh, quoique sans blessure, tombe évanouie. Ali, qui l’aimait tendrement, passa la nuit auprès de son lit dans un accès de morne désespoir. Tous les soins furent inutiles ; la terreur l’avait tuée.

Un drame plus sombre encore allait avoir pour théâtre les montagnes de Souli. Des traîtres gagnés à prix d’or livrèrent quelques défilés. Les Souliotes, tournés, pris entre deux feux, épuisés par la faim et par la soif, consentent à sortir de Kiaffa et de Kako-Souli, où ils s’étaient enfermés, pour émigrer à Parga ou aux Iles-Ioniennes. Ils se mirent en route sur deux colonnes le 12 décembre 1803. Le caloyer Samuel avait rassemblé dans la tour d’Aghia Paraskevi trois cents jeunes gens, qui furent aussi obligés de capituler. Ne voulant pas suivre leur exemple, il quitta la tour pour se réfugier avec cinq compagnons dans le Koungui, forteresse bâtie sur un rocher inabordable et remplie de poudre et d’armes. Aux murs du fort s’appuyait l’église d’Aghia Paraskevi, confiée au vaillant moine dont M. Valaoritis a chanté le glorieux trépas. Samuel avait juré que, tant qu’il vivrait, aucune force humaine ne pourrait l’obliger à livrer le Koungui. Cerné de toutes parts, il supporta tout ce que la patience humaine est capable d’endurer. Bloqués, épuisés, les Souliotes n’avaient plus même une goutte d’eau pour humecter leurs lèvres brûlantes. Samuel mit enfin le feu aux poudres, et se fit sauter avec ses amis et les munitions renfermées dans le fort.

La mort de ce moine intrépide, « dernier holocauste qui s’offre lui-même le jour où finit Souli, » a inspiré à l’auteur des Μνημόσυνα (Mnêmosuna) quelques-unes de ses plus belles pages. « Cet homme incorruptible et invincible, dit M. Valaoritis dans la préface du poème intitulé Samuel, animé d’un amour sans borne pour ses libres rochers, réunissait en lui le double caractère du guerrier et du prêtre. » Aussi le poète ne craint-il pas de le comparer au dernier empereur des Grecs, Constantin Dracosès. « Constantin, chef d’une monarchie en décadence, a noblement fini ses jours en combattant ; Samuel, pauvre démocrate, seul avec son Dieu et avec sa patrie, loin du monde, sur