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devoir garder un silence absolu, même avec lui. Un cœur qui aime est prompt à s’alarmer ; mais comment une créature tout idéale, une âme toute céleste, comme Mme de Lützow, eût-elle pu inspirer des doutes à ceux qui la connaissaient ? Si un soupçon fugitif effleura l’esprit d’Immermann, il dut le repousser aussitôt comme une profanation. Ces premiers mois qu’ils passèrent ensemble furent les plus beaux de sa vie. Il l’avait accompagnée, au mois d’octobre, pendant un voyage de quelques semaines, dans ces montagnes du Harz illustrées par tant de romantiques légendes, puis il avait repris, sous ses yeux, sous sa direction en quelque sorte, le cours de ses poétiques études. Quelques-uns de ses travaux les plus intéressans datent de cette période. Il faut citer surtout sa traduction d’Ivanhoé, le drame de Cardénio et Célinde et une curieuse dissertation sur l’Ajax furieux de Sophocle. Un juge très spirituel et très fin, Louis Boerne, rendant compte de Cardénio et Célinde, caractérisait ainsi le talent du poète : « Nous sommes si peu accoutumés à trouver chez les écrivains dramatiques de nos jours la plénitude de la santé de l’esprit, l’ardeur et la force de l’imagination, nous éprouvons tant de joie et tant de surprise à rencontrer tout à coup ces dons précieux, que nous pardonnons volontiers à l’auteur l’abus ou l’usage maladroit qu’il en fait. Que l’abondance des inspirations amène l’intempérance du style, que l’ardeur dégénère en arrogance et la force en grossièreté, c’est toujours l’abondance, c’est toujours la force, et nous les saluons avec joie… Cette tragédie est pleine de défauts, mais que de beautés mâles elle renferme ! La langue est fraîche, les images coulent de source, c’est un ruisseau qui court et non de l’eau laborieusement tirée du fond du puits. Nous aimons la ferme substance de cette œuvre, tout en blâmant la forme que lui a donnée l’auteur. Nous aimons ce noble marbre, car nous sommes fatigués du biscuit blafard et de l’insipide albâtre. À cette force la grâce manque, il est vrai ; mais elle n’y manquera pas toujours, car c’est à la force qu’elle manque. La vie d’un poète est un festin où se rassemblent toutes les divinités propices ; seulement les grâces n’arrivent qu’à la fin. Avant qu’elles soient là, on entend des paroles désordonnées, on entend des clameurs viriles, inspirées sans doute par un vin généreux, mais discordantes. Les grâces paraissent enfin, et toute violence s’efface au sein d’une pure harmonie. » Immermann sentait bien ce qui lui manquait ; toute sa vie est un effort vers la grâce. Mme de Lützow l’y aidait elle-même par ses avertissemens. Dirai-je qu’elle était pour le poète cette muse bienfaisante dont parle Louis Boerne ? C’était une muse, mais non pas encore celle de la dernière heure, celle qui apaise la fougue et préside à l’harmonie. Si la grâce paraît trop tôt au festin du poète, elle peut comprimer