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des Niebelungen. « C’était, dit le poète Maurice Arndt, un pur rayon du soleil du beau. » Le vieux soldat et publiciste Otto Jahn, qui s’était battu à ses côtés, complète ainsi le portrait : « Corps et âme sans tache, trésor d’innocence et de savoir, éloquent comme un prophète, figure de Siegfried, il avait reçu tous les dons et toutes les grâces. » Il y avait aussi de vieux soldats parmi ces jeunes phalanges, au premier rang ce Jahn que je viens de citer, et le chef d’escadron Fischer, âgé de plus de soixante-dix ans, les deux types les plus originaux du teutonisme de 1813. Tous ces hommes n’avaient pas la même culture intellectuelle ; une même noblesse de cœur, un même enthousiasme chevaleresque les animait. La présence de Mme de Lützow à Breslau n’avait pas peu contribué à leur éducation morale. Fiers du chef qui les commandait, ils s’étaient donné le nom de chasseurs de Lützow, mais ils s’appelaient aussi entre eux les chasseurs d’Élisa. On sait qu’ils portaient tous le même costume noir, et qu’ils s’étaient engagés à y rester fidèles tant que la patrie serait en deuil ; Mme de Lützow était la reine des chasseurs noirs, et les chasseurs noirs, selon la belle expression de Charles Immermann, étaient la poésie de l’armée. Terribles, sauvages dans la mêlée, c’étaient des chevaliers après le combat. La crainte de déplaire à leur gracieuse patronne avait plus d’action sur eux que les prescriptions de la discipline ou le point d’honneur militaire. Si une dispute s’élevait, Mme de Lützow intervenait discrètement, et quelques paroles de sa bouche apaisaient les colères. Pendant la campagne, à Lutzen, à Bautzen, à Dresde, à Ia Katzbach, à Gross-Beeren, à Dennewitz, à Leipzig, elle suivait de près l’armée, toujours prête à venir en aide aux médecins, à soigner les blessés, à les encourager de sa présence et de ses vœux.

Ce furent là de grandes journées pour Mme de Lützow. Les inquiétudes que lui causait son mari, exposé sans cesse aux derniers périls, étaient rachetées par les émotions du patriotisme et de la gloire. Il n’y eut pas d’affaire importante où M. de Lützow ne fût blessé, et on le revoyait toujours à son poste. « Vers la fin de la campagne, dit le biographe de Louis Jahn, M. Henri Pröhle, il avait besoin d’aide pour monter à cheval ; mais une fois en selle, c’était le modèle de l’officier de hussards. » C’était sous ce reflet de gloire que la comtesse d’Ahlefeldt avait aimé M. de Lützow ; elle comprenait vaguement qu’il avait besoin de cette auréole. Il paraît certain que, sans l’ivresse d’une telle vie, Mme de Lützow aurait connu plus tôt ce que le désenchantement a de plus amer. Mais que de distractions aux doutes de son âme ! Pouvait-elle s’abandonner à des chagrins, trop subtils peut-être, au milieu de tant de tragiques incidens et de sublimes épisodes ? L’un des plus touchans, ce fut la mort de