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les buveurs de bière, occupés maintenant par les futurs chasseurs de Lützow, et au milieu d’eux cette jeune femme, belle, émue, inspirée, qui leur apparaissait comme un être supérieur, comme l’ange de l’indépendance et de la patrie. Quand on songe aux destinées de cette vaillante légion, au serment qu’elle avait prêté, à la manière dont elle l’accomplit, aux services qu’elle rendit dans cette insurrection de tout un peuple, à ce ferment d’enthousiasme et de colère patriotique qu’elle entretint au sein de l’armée tout entière, on est tenté de dire que ce cabaret de Breslau a été pour l’Allemagne de 1813 ce qu’a été pour les hommes de 89 le jeu de paume de Versailles.

Parmi ces volontaires enrôlés de la main de Mme de Lützow, il y avait un jeune homme de vingt et un ans qui portait un nom déjà célèbre et qui allait l’illustrer encore. Mlle Assing nous a dit qu’Élisa d’Ahlefeldt, à quinze ans, dans sa chambre du château de Trannkijör, au bruit du flux et du reflux de l’océan, lisait avec passion les poèmes de Schiller ; quand je la vois maintenant inscrire les noms et enflammer les cœurs des héros qui vont mourir pour la délivrance de l’Allemagne, je me rappelle ce que dit M. Gervinus de l’influence de la poésie de Schiller sur le généreux élan de 1813. Théodore Koerner était le fils du plus intime, du plus fidèle ami de l’auteur de Guillaume Tell ; il avait grandi sous les yeux du poète, il avait recueilli, pour ainsi dire, le dernier souffle de son âme, et quand il vint solliciter une place parmi les volontaires de Breslau, il sembla que ce fût un Schiller de vingt-deux ans sacré soldat par Mme de Lützow. Quelle ardeur poétique et militaire chez ce mâle jeune homme ! Il arrive avec des chants de guerre, avec des chorals patriotiques ; il formule en strophes de feu son serment et celui de ses frères d’armes ; il continuera ses poèmes au bruit de la fusillade, et quelques mois après, toujours chantant et combattant, il tombera, frappé au front, dans les plaines de Dresde. À côté de Théodore Koerner, on pourrait citer dans les escadrons de Lützow bien des âmes pures et jeunes comme la sienne. Ce sont des noms restés célèbres en Allemagne : d’abord les deux frères du commandant, Léon et Wilhelm de Lützow, son beau-frère, le comte de Dohna, ses braves officiers Palm, Thümmel, Ennemoser, Eckstein, Dorow, Charles Müller, Frédéric Forster, et ces deux amis si tendrement, si poétiquement dévoués l’un à l’autre, ces deux compagnons inséparables qui rappelaient Nisus et Euryale aux lettrés de la légion, Frédéric Friesen et Auguste de Vietinghoff. Ce Frédéric Friesen, s’il faut en croire tous les témoignages contemporains, était une sorte de figure idéale. Avec ses beaux traits, ses longs cheveux blonds, son mélange de candeur et d’héroïsme, il semblait un personnage