Page:Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 14.djvu/759

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

femme si curieusement initiée à la vie sociale de son temps, si attentive à toutes les choses de l’art et du cœur, avait dû suivre avec une sympathie particulière le roman d’Immermann et de la comtesse d’Ahlefeldt. Aujourd’hui que Mme Assing n’est plus, sa fille était mieux préparée que personne à raconter ces touchantes aventures et nous pouvons nous fier à la fidélité de son récit. Mlle Ludmila Assing acquitte ici la dette de sa mère et la sienne propre. Tous les papiers laissés par Mme la comtesse d’Ahlefeldt, ses lettres, ses confidences, maints documens précieux ont été confiés au biographe par des mains amies, et ce portrait fidèle d’une femme d’élite, cette révélation d’un roman réel où de nobles cœurs sont en jeu, forme en même temps tout un chapitre de l’histoire sociale et littéraire de l’Allemagne au XIXe siècle.


I

Élisa-Davidia-Margaretha, comtesse d’Ahlefeldt-Laurwig, naquit le 17 novembre au château de Trannkijör en Danemark. Elle descendait d’une vieille famille de gentilshommes danois, élevés au rang de comtes de l’empire, en 1665, par l’empereur d’Allemagne Léopold Ier, et à qui le roi de Danemark Christian V, en 1672, avait donné dans ses états le comté de Langeland. Son père jouissait d’une grande faveur auprès du roi Christian VII, qui venait souvent le visiter dans son splendide château de Trannkijör, aux bords de la mer. Sa mère, Louise-Charlotte d’Hedemann, appartenait à la noblesse du Holstein. Danoise par son père, allemande par sa mère, Élisa d’Ahlefeldt fut initiée de bonne heure à la culture germanique, et c’est vers l’Allemagne qu’elle se tournera d’année en année, comme vers la patrie de son âme. Une institutrice allemande, Marianne Philippi, paraît avoir exercé sur elle une décisive influence ; après avoir été le guide de sa jeunesse, elle est demeurée son amie et son soutien dans les plus cruelles épreuves de la vie. Marianne Philippi s’appliquait à développer les sérieuses dispositions de cette jeune intelligence avide du beau et du vrai. Le comte Ahlefeldt était un homme de plaisir : la chasse, la table, les réunions joyeuses, occupaient toute sa vie ; il n’y avait pas de semaine où des voisins de châteaux, des seigneurs de la cour, ne vinssent chasser à Trannkijör et jouir de la prodigue hospitalité de l’ami du roi. Au milieu de ce brillant tumulte, une âme profonde et rêveuse s’ouvrait avec ravissement aux merveilles du monde idéal. « Les plus belles heures que j’aie passées au château de Trannkijör, disait plus tard la comtesse d’Ahlefeldt, ce sont celles où, seule dans ma chambre avec Marianne, contemplant de la fenêtre le spectacle de la mer et les jeux sans cesse