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la langue, et vêtu de méchante souquenille. » En le voyant, la femme de Smetse laisse échapper l’épithète de gueux. « Gueux ! s’exclame le diable, je ne le suis et ne le fus oncques. Mort aux gueux ! à la potence les gueux ! — Femme, dit Smetse, considère notre hôte, et tu pourras dire que tu as vu messire Jacob Hessels, le plus grand faucheur d’hérétiques qui fut oncques… Ah ! nous vous devons beaucoup, messire : l’impôt du dixième, coulé en l’oreille à l’empereur Charles ; l’arrêt de messires d’Egmont et de Hornes, écrit de votre belle main, et plus de vingt cents personnes qui de votre fait périrent par le feu, le fer et la corde ! » Grâce à un certain vœu fait par le forgeron et que saint Joseph a promis d’accomplir, l’envoyé du diable est obligé de s’en aller, après avoir accordé à Smetse Smee un répit de sept ans, mais non sans être bien rossé. — Sept ans après, une comédie à peu près semblable se joue encore. Cette fois l’envoyé de l’enfer est le duc d’Albe en personne, orné de la Toison-d’Or et portant belle écharpe rouge. Il subit le même sort que Jacob Hessels, et après avoir accordé à Smetse un nouveau délai de sept ans, « se fondit en une fumée rougeâtre comme sang vaporant, et les manouvriers ouïrent mille voix joyeuses et ricassantes disant : « Battu le duc de sang, honni le seigneur de la hache, vilipendé le prince des bûchers ! Vlaenderland tot eeuwigheid ! Flandres pour l’éternité ! Et mille mains battirent plaudissant ensemblement, et le jour se leva. »

Le troisième envoyé de l’enfer se présente, couvert d’un manteau royal et la couronne en tête ; mais son corps est nu sous le manteau, et ses membres apparaissent rongés d’ulcères et de vermine. Ses yeux gris expriment l’hypocrisie, la cruauté et la male rancune. « Smetse, garde-toi ! s’écrient les ouvriers, le roi de sang est céans. » En effet, l’apparition n’est autre que le roi d’Espagne, duc de Bourgogne et de Brabant, palatin de Hollande et de Zélande, Philippe II. Fort de l’exécution promise à son vœu, Smetse lui ordonne de rendre le pacte que lui, Smetse, a signé avec le diable. Philippe II refuse. « Ah ! si j’avais encore ma puissance, s’écrie-t-il, je voudrais désoler et dépeupler la Flandre, et sur ce cimetière je planterais une croix noire avec cette inscription : — Ci-gît Flandres l’hérétique, Philippe d’Espagne lui passa sur le ventre ! » A peine cette dernière parole est-elle froide, que Smetse et ses ouvriers laissent retomber sur lui leurs lourds marteaux, et à chaque coup : « Ceci est pour nos chartes rompues ! ceci pour tes sermens violés ! ceci pour le comte d’Egmont ! ceci pour ton fils Charles, qui mourut sans avoir été malade ! » Ainsi réduit à « une platelée d’os et de chair non mêlés de sang, » le diable-roi rend à Smetse Smee son pacte.

On voit le sentiment qui domine ces légendes. Le souvenir de la tyrannie espagnole, la haine des Flamands contre Philippe II, ce spectre de l’Escurial, ce plus sinistre représentant de l’inquisition, y sont développés avec la force et la profondeur que leur donne l’expression populaire dans son apparente naïveté. Il y a dans ce dernier récit comme une inspiration de Marnix de Sainte-Aldegonde, ce grand citoyen, qui, réfugié à Heidelberg et revendiquant avec fierté son titre de questeur des gueux, attaquait la tyrannie politique ainsi que l’intolérance religieuse avec la profondeur et la malice de Rabelais. On comprend que M. de Coster ait choisi pour écrire ses légendes la langue du moyen âge. Elle lui offrait des ressources qu’il n’aurait pas trouvées dans le