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avec cette voix tremblotante qu’on lui connaît. Au troisième acte, il y a un quintette ou plutôt une scène dialoguée à cinq voix : Il ment, d’où s’échappe un très faible rayon de gaieté, et puis un trio pour trois voix d’homme entre le comte de Crèvecœur, Leslie et Quentin Durward, vigoureusement écrit, mais d’un style tendu, comme toute la partition, qui n’a ni les proportions ni la couleur tempérée d’un opéra-comique.

Évidemment M. Gevaërt n’a pas encore atteint le but qu’il se proposait. Le nouvel ouvrage qu’il vient d’écrire avec un incontestable talent pèche, comme ses opéras précédens, le Billet de Marguerite et les Lavandières de Santarem, par le défaut d’originalité. Il a de la force, de l’exubérance dans le style, plus de verve que de véritable émotion. Heureusement que M. Gevaërt est jeune (il a trente ans à peine), et qu’il est toujours aisé de modérer la furia de la jeunesse, comme dit Quintilien : Facile est remedium ubertatis. M. Gevaërt sait écrire, mais pas assez encore pour ne pas viser à faire de l’art hors de propos. Ce défaut, bien excusable chez un jeune compositeur qui a fait d’excellentes études, me rappelle un mot profond de Piccinni. C’était à la répétition générale de Didon ; il s’agissait de faire une coupure à je ne sais plus quel morceau qu’on avait trouvé trop long. Piccinni hésitait un peu sur le choix des mesures à supprimer, lorsqu’un amateur s’avança vers le maître illustre et lui dit : « Avec quelques accords, monsieur Piccinni, on pourrait souder le récitatif au morceau qui va suivre immédiatement. » Piccini, qui était la douceur même, regarda fixement l’amateur, posa un seul accord qui suffisait pour opérer convenablement la transition, et lui dit avec malice : « Ce qu’il y a de plus difficile dans les arts, monsieur, ce n’est pas de savoir tout ce qu’on peut y mettre, mais ce qu’il ne faut pas y mettre. »

Nous ne pouvons mieux terminer ce long récit que par l’heureuse nouvelle des débuts de M. Tamberlick au Théâtre-Italien, où il a obtenu un très grand succès dans le rôle d’Otello. M. Tamberlick, dont le nom tudesque ne doit effrayer personne, car il est né à Rome et prononce l’italien comme le faisait Lablache, est un artiste de vrai mérite, un ténor qui rappelle, par certaines qualités que nous apprécierons plus longuement une autre fois, le fameux Garcia, père de Mme Malibran. Dans le duo du second acte, M. Tamberlick a soulevé la salle en lançant une note de poitrine élevée (un ut) avec une admirable vigueur. La représentation d’Otello a été des plus intéressantes. MM. Corsi, Bélart et Mme Grisi, qui a trouvé d’heureuses inspirations au troisième acte, ont parfaitement secondé M. Tamberlick, que tout Paris voudra entendre.


P. SCUDO.