Page:Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 14.djvu/706

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Et, tirant de son sein un monde solitaire,
Le fait vivre un instant sous ses baisers de feu !
Pure maternité, délire, amour austère,
Rêve ardent des grands cœurs, des héros de l’esprit,
Qui veulent se survivre alors que tout périt !

Comme un pêcheur voguant sur une mer profonde,
Le poète qui passe un instant sous le ciel
Peut trouver une perle ou rencontrer un monde
Sur le double océan du rêve et du réel.
Mais pour un que le sort trop avare seconde,
Combien d’explorateurs, par les vents retenus,
Du voyage lointain ne sont pas revenus !

Qu’importe ? il faut tenter. Il suffit à la lyre
D’avoir la fibre émue où la vie a passé.
Que font les vains récits d’un mensonger délire ?
Ils glissent sur nos cœurs comme un songe effacé.
Hélas ! tout est réel dans ce qu’on vient de lire.
Le destin d’Aïna fut tel qu’il est conté,
Et Djérid a vécu, souffert, aimé, chanté.

Que dis-je ? il vit, il souffre, il aime, il chante encore.
Si jamais votre instinct ou quelque heureux hasard
Vous mène, ô voyageur, aux rives du Bosphore,
À Batché-Capouci, vous verrez un vieillard
Assis au pied d’un mur que le soleil colore.
C’est un chanteur aveugle, et, comme un talisman,
Sur son épaule droite il porte un elkovan.

Et c’est lui, c’est Djérid ! non plus ce jeune Arnaute,
Le plus beau des rameurs, au bras souple et nerveux.
Non ! les vents de la nuit dont il est toujours l’hôte,
L’âge et les longs chagrins ont blanchi ses cheveux,
Et sous leurs doigts glacés courbé sa taille haute.
Pourtant sa tamboura résonne sous sa main,
Et sa voix chante encore aux passans du chemin.

Parfois, en achevant sa lente ritournelle,
Le vieillard tout ému pleure sans y songer :
Alors son elkovan, comme un ami fidèle
Qui voit une douleur qu’il voudrait soulager,
Jette un cri de détresse, ouvre à demi son aile,
Se penche et boit sans bruit les pleurs silencieux
Qui tombent lentement de ses longs cils sans yeux.


EDOUARD GRENIER.