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Il dit ; un nègre vient qui d’une main cruelle
Sur les yeux du captif promène un fer brûlant :
« Tu ne lèveras plus, dit Ghalib, ta prunelle
Sur celle qui reçut ton amour insolent.
Invente maintenant quelque ruse nouvelle ! »
Djérid ne répond rien ; brisé par tant d’efforts,
Il chancelle. « A présent, qu’on le jette dehors ! »

On l’emporte. Aïna tord ses mains et se pâme.
Ah ! quelque châtiment que lui garde le sort,
La douleur n’aura plus de place dans son âme !
N’a-t-elle pas déjà souffert plus que la mort ?
— Le vieillard regarda quelques instans sa femme ;
Puis, la poussant du pied avec un rire amer,
Il dit : « Jetez ceci dans un sac à la mer. »

Lorsque Djérid reprit ses sens, avec la vie
Il sentit bouillonner dans son sein déchiré
Toutes les passions d’une ardente furie.
Ce n’est pas son destin, le tourment enduré,
Ni même à ses deux yeux la lumière ravie
Qui torturent son cœur et causent ce transport.
C’est ta seule pensée, Aïna, c’est ton sort !

Bientôt, le long du mur qui longe le rivage,
Il entendit s’ouvrir la porte du jardin.
« Viens, les quais sont déserts ! » dit une voix sauvage.
Un esclave parut portant un sac de lin.
« Djérid, ta peux chanter à présent ton veuvage ! »
Dit encore la voix, et soudain dans les flots
Un bruit sourd retentit mêlé de longs sanglots.

Glacé d’horreur, Djérid prêtait l’oreille encore.
Un silence profond suivit l’horrible bruit.
Il comprend qu’Aïna l’attend sous le Bosphore ;
Il s’élance, et, tendant ses deux bras dans la nuit,
Il marche vers la mer. — Soudain un vol sonore
Frémit à son oreille, et l’arrête en chemin :
Il sent un elkovan se poser sur sa main. —

« Ah ! c’est toi, n’est-ce pas ? c’est toi, ma douce amie ?
Dit l’aveugle en pressant sur lui l’oiseau des mers.
C’est toi qui viens vers moi. C’est ton âme bénie
Qui veut me consoler dans mes chagrins amers.
Viens sur mon cœur ! Pour toi je souffrirai la vie ! »