Page:Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 14.djvu/693

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Le caïdji, robuste et docile à leurs vœux,
Remonta le courant d’un bras souple et nerveux,

Nul parmi les rameurs n’égalait sa prestesse ;
On l’avait surnommé Djérid, et non sans droit.
Comme un long javelot, sa barque avec justesse,
Malgré l’onde et les vents, vers le but volait droit.
L’elkovan pouvait seul surpasser sa vitesse,
Et l’espadon agile, aux écailles d’argent,
Eût en vain essayé de le suivre en nageant.

Et la barque volait sur la vague calmée :
Chaque flot que fendait la proue au bec d’airain,
En fuyant à la mer, dansait comme une almée ;
Puis, au bord lentement, d’un air grave et serein,
Les toits, les minarets de la rive animée,
Les collines d’Asie au gracieux contour,
Sous les yeux enchantés défilaient tour à tour.

Ils passèrent bientôt la plage où les Eaux-Douces
Déroulent leur vallon de verdure et de paix.
On y voyait au bord, sur des tapis de mousses,
Des harems accroupis sous les arbres épais,
Des arabas traînés par des bœufs sans secousses ;
Des talikas[1] dorés passant comme un éclair :
Un murmure joyeux s’en élevait dans l’air.

« Nous fuirons, si tu veux, cette rive sonore,
Dit alors Aïna ; restons ici plutôt.
Nous suivrons doucement le courant du Bosphore
Au caprice du vent, du caïque et du flot.
Vois ! le soleil est loin de se coucher encore. »
Elle dit, et la barque, immobile un instant,
Les remporta sans bruit sur son chemin flottant.

Quel bonheur de glisser sur l’eau bleue et profonde,
Entre le double azur de la mer et des cieux,
Ainsi que l’albatros, qui vole en rasant l’onde !
Quel bonheur de voguer frais et silencieux,
De regarder le ciel en oubliant le monde,
Et de poser la tête en rêvant au doux bruit
De la brise qui passe et de l’eau qui s’enfuit !

  1. Voiture légère.