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La lune, triste et pâle au bord du ciel bruni,
Se levait, et mon cœur plongeait dans l’infini.

Elkovans ! elkovans ! Je sais plus d’une histoire
Douce comme l’amour, triste comme la mort ;
Une surtout ! Je veux la dire à votre gloire.
Comme au sein de la mer une perle qui dort,
Elle repose encore au fond de ma mémoire ;
Mais je veux la tirer de son humide écrin
Et montrer au soleil mon trésor sous-marin.


I


C’était le soir, à l’heure où dans un ciel de braise
L’implacable soleil penche son front pâli ;
Où, désertant Stamboul transformée en fournaise,
Le pacha cherche au loin le frais à son yali ;
À l’heure où les harems vont respirer à l’aise
Aux Eaux-Douces d’Asie, ou, sans changer de bords,
Errent sous les cyprès dans les deux Champs-des-Morts.

À l’échelle bruyante où Top-Hané s’élève,
Les rameurs aux bras nus attendaient sur leurs bancs.
Deux femmes tout à coup débouchent sur la grève :
Tous veulent s’arracher les deux fantômes blancs.
Un seul des caïdjis à l’écart suit son rêve,
Et, sans s’inquiéter si c’est lui qu’on prendra,
Chante, et d’un doigt distrait frôle sa tamboura[1].

« Laisse la tamboura, lui dit l’une des dames,
Et quel que soit ton prix, jeune homme, conduis-nous. »
Le caïdji se lève, ajuste ses deux rames,
S’affermit sur ses pieds nus comme ses genoux,
Laisse à peine le temps de s’asseoir aux deux femmes,
Et d’un coup vigoureux de ses muscles de fer
Enlève et fait bondir son fardeau sur la mer.

Khanum[2], dit le jeune homme, où faut-il vous conduire ?
Aïna dit alors à sa sœur Ghuzelli :
« Où voulons-nous aller ? Pourvu que je respire,
Peu m’importe ! montons à Hissar-Rouméli,
Si tu veux ; nous verrons ensuite. » Et sans mot dire

  1. Mandoline turque.
  2. Madame, titre des femmes de qualité.