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On dit, ô voyageurs ! que vous êtes les âmes
Des victimes sans nom qui dorment sous ces flots,
Corps souples et charmans d’ardentes jeunes femmes,
Dont la nuit et l’horreur étouffaient les sanglots,
Lorsque, cousus vivans dans des toiles infâmes,
L’eunuque les plongeait dans ce gouffre profond,
Muet comme la tombe et comme elle sans fond.

Voilà pourquoi, laissant vos corps sans sépulture
Servir sous les flots bleus de pâture au dauphin,
Vos mânes irrités errent à l’aventure,
Et, sans se consoler, volent, volent sans fin.
Voilà pourquoi, plaignant toujours votre torture,
Vous ne quittez jamais ce rivage embaumé
Où vous avez souffert, où vous avez aimé.

Et vous avez raison ! car dans ce pauvre monde
On ne vit qu’où l’on aime, et la patrie est là !
Ici-bas, rien ne vaut le coin d’ombre profonde
Où d’un être adoré le cœur se révéla.
Que ce bonheur ait lui l’éclair d’une seconde,
Ou qu’il ait rayonné sur un long avenir,
L’âme en garde à jamais l’immortel souvenir.

Mais même sans l’amour tes rives sont si belles,
O Bosphore ! et la main complaisante des dieux
Les revêt d’une grâce et d’une splendeur telles
Que l’étranger lui-même, à l’heure des adieux,
Sans en être attendri, ne peut s’éloigner d’elles,
Et devant ce ciel pur, ces flots et ces cyprès,
Dit : « Pourquoi donc partir ? Le bonheur est tout près ! »

Et moi, je fus aussi dans ta verte Arcadie !
J’ai contemplé tes cieux, j’ai contemplé tes mers ;
J’ai reçu leur beauté dans mon âme agrandie ;
J’ai versé dans tes flots mes pleurs les plus amers.
Mais lorsque sous le coup ma raison étourdie
Chancelait,… alors Dieu dans sa tendre pitié
Ouvrit derrière moi les bras de l’amitié.

Elkovans ! elkovans ! que de fois, quand la brise
Ranimait à mes pieds le feu du narghilé,
N’ai-je pas écouté votre plainte indécise !…
Sous l’éperon de fer du caïque effilé,
La vague sanglotait comme un cœur qui se brise ;