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de présenter en quelque sorte comme un fait certain ce qui est tout au plus un fait douteux. Il a peine à comprendre comment on s’accorde à dessiner les sibylles au nombre de dix ou douze, quand les témoignages contradictoires des auteurs prouvent seulement que nous ne connaissons pas leur nombre véritable. Il s’élève également contre le dogmatisme des images qui nous montrent toujours Cléopâtre mordue au sein par deux aspics, quand en réalité les écrivains de l’antiquité s’entendent à peine sur son genre de mort. Pour lui, en un mot, il n’existe pas d’erreur ou de mensonge sans importance. Tout l’arrête et le retient, tout lui est une occasion de s’adresser des questions sans fin, d’exercer toutes ses forces et d’en appeler à toutes ses connaissances. Il est curieux de savoir en vertu de quelles autorités et de quelles raisons le serpent qui tenta Eve porte dans les gravures une tête humaine. Il réfléchit que la licorne des armes d’Angleterre est mal en harmonie avec la tête de cerf et la queue de sanglier que Westomarius assigne à cet animal, et qu’en lui faisant les sabots fendus, on contredit le principe d’Aristote : — que le sabot double entraîne la double corne. Il lui vient à la pensée que les sirènes des tableaux ne répondent pas, comme beaucoup se l’imaginent, à la forme des anciennes sirènes qui cherchèrent à séduire Ulysse, puisque ces dernières étaient mi-partie femme et mi-partie oiseau, avec la partie féminine tantôt en haut, tantôt en bas, suivant AElianus, Suidas, Servius, etc. Le plus curieux, c’est la verve et l’attrait avec lesquels il examine ces problèmes. Rien ne sent la lampe ; Browne a la joyeuse incontinence d’un homme qui ne peut pas se lasser de repasser en esprit les trésors de sa mémoire. À propos des peintures sur la cène où le Christ est communément assis sur un banc, il se garde bien de s’en tenir à la question qu’il s’est posée, à celle de savoir comment se sont passées les trois parties de la pâque, et s’il n’est pas probable que l’usage romain de manger couché avait été adopté par les Juifs. Il se donne à cœur joie le spectacle des banquets de l’antiquité, des triclinium (ou triple couche), avec l’ordre dans lequel les invités étaient disposés suivant leur rang et avec les places destinées aux ombres ou bouche-trous, etc. Il recourt même à un dessin pour mieux nous faire voir d’après Salluste comment Perpenna avait dû ranger ses invités afin que lui-même, qui occupait, en sa qualité de maître de maison, le haut bout du lit de gauche, pût frapper Sertorius, qui tenait le poste d’honneur, c’est-à-dire l’extrémité inférieure du lit du milieu. À propos du supplice d’Aman, que la plupart des peintres suspendent à un gibet, « bien qu’il ne soit pas facile de décider si ce mode de châtiment était employé chez les Perses, » son imagination s’emplit de teintes funèbres. Les squelettes des vieux