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naturel du faux et de l’anormal qui échappe tellement à la description et qui se rattache si intimement à la meilleure comme à la plus mauvaise partie de notre nature : à la conscience de notre ignorance et à nos instincts de dérèglement. Ainsi les hommes ont cru et répété qu’un vase rempli de cendres pouvait recevoir autant d’eau que s’il était vide, que les feuilles d’euphorbe devenaient un purgatif ou un vomitif suivant qu’on les cueillait la pointe en haut ou la pointe en bas, qu’une coupe en bois de lierre séparait l’eau du vin en ne laissant fuir que l’eau par ses pores, etc. Je laisse de côté les éléphans dont les jambes n’ont point d’articulations, les castors qui se châtrent eux-mêmes à coups de dents pour échapper aux chasseurs, les loups qui rendent muet celui qu’ils regardent avant d’être regardés, les alcyons dont le corps mort suspendu par le bec à un fil tourne constamment sa poitrine vers le point d’où vient le vent, et peut ainsi servir de girouette naturelle ; les lièvres qui sont à la fois mâle et femelle, les autruches qui digèrent le fer, les jeunes vipères qui crèvent le ventre de leur mère pour venir au monde, les Juifs qui ont une puanteur naturelle, etc.

On connaît la théorie du XVIIIe siècle, qui expliquait toutes les erreurs par les mensonges intéressés d’un imposteur, et qui de la sorte trouvait moyen d’accuser tout le passé de superstition sans admettre pour cela que les hommes fussent sujets à se tromper. En bonne conscience, les faits ne viennent pas à l’appui de cette complaisante hypothèse ; ils ne prouvent pas qu’il soit besoin d’un trompeur pour qu’il y ait un trompé, et ils ne permettent guère mieux de rejeter sur la longue ignorance des masses la faute des aberrations de notre race. Grands et petits, lettrés et ignorans, tous ont trop souvent péché dans le cercle de leur expérience de tous les jours, dans leurs opinions sur les choses qu’ils étaient le plus en état de connaître. Il faut bien nous l’avouer, c’est la raison humaine elle-même qui s’est convaincue d’être essentiellement sujette à l’inattention, à l’incurie, à l’illusion, aux égaremens de la logique. Pour répéter une exclamation du médecin de Norwich à l’égard de Lœlius Bisciola, « il est merveilleux de voir comment des savans, écrivant à loisir, ont pu répéter que dix onces d’aimant, si on y ajoutait une once de fer, ne pesaient toujours que dix onces ; la vérification était aussi facile que la relation, et il n’en eût pas plus coûté pour découvrir l’erreur que pour la répéter : pourtant ils n’ont pas pris la peine de s’assurer du fait, ils ont préféré redire le ouï-dire. »

La manière dont Browne se comporte envers ces populations d’erreurs est constamment à son honneur. Quelles que soient ses propres illusions, il montre, comme juge et comme investigateur, une trempe d’esprit admirable. Il n’aime pas les superlatifs. « Comme il