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mitoyenne entre le passé et l’avenir, c’est qu’il emprunta à la langue savante du moyen âge et de la renaissance le titre principal du livre qu’il destinait à réfuter leurs illusions : il l’appela Pseudodoxia Epidemica (la fausse science épidémique). L’image était aussi d’un philosophe et d’un poète. Quant à l’œuvre, elle était réellement d’un hercule, comme l’a dit l’Allemand Reimman. C’étaient les écuries d’Augias de la science et de l’histoire que Browne avait entrepris de balayer. Rien n’était plus urgent, rien n’était plus indispensable au progrès des connaissances ; avant de pouvoir apprendre, les hommes avaient besoin de beaucoup oublier. Cela n’avait pas échappé à Bacon. Parlant des fausses apparences [idola) qui égarent l’intelligence, et mentionnant dans le nombre la précipitation à conclure, Bacon avait dit : « C’est pourquoi je nommerai parmi les desiderata un calendrier des doutes (points douteux) ou des énigmes de la nature, et j’approuve comme une entreprise utile la compilation d’une pareille œuvre. Il serait encore fort avantageux de joindre à cette table des doutes et des non liquet un calendrier des faussetés et des erreurs populaires qui passent sans conteste dans les doctrines et dans l’histoire naturelle, afin que désormais les sciences ne soient plus égarées et dégradées par ces mensonges. » Est-ce à cette suggestion que Browne a dû l’idée première de son œuvre ? Il n’en dit rien, bien que dans sa préface il mentionne honnêtement plusieurs traités contre les erreurs qui avaient précédé le sien. Quoi qu’il en soit, Browne était comme prédestiné à réaliser le vœu de l’auteur du de Augmentis scientiarum. Placé à la limite de deux âges, également attiré par la poésie de l’érudition et par l’exactitude de la science expérimentale, sa vocation irrésistible était de passer la moitié de sa vie à apprendre par cœur toutes les extravagances qui s’étaient engendrées dans le cerveau humain, pour passer l’autre moitié à s’assurer par de minutieuses épreuves qu’elles n’étaient que des erreurs. Il n’y a pas jusqu’à sa demi-crédulité qui ne le rendît plus propre à son œuvre de détrompeur. Avec plus de scepticisme, il se fût dispensé des expériences qui pouvaient seules fournir des réfutations convaincantes.

Comme la Religio medici, la nouvelle production de Browne était réservée à un grand succès. Pendant sa vie, la Pseudodoxia eut six éditions, qu’il put revoir et augmenter, et elle fut d’ailleurs traduite au moins en trois langues, en allemand, en hollandais, en français[1]. On n’a pas de peine à comprendre cette brillante fortune

  1. La version française est attribuée par Moréri à l’abbé Souchay. Elle est intitulée : Essai sur les erreurs populaires, ou Examen de plusieurs opinions reçues comme vraies qui sont fausses ou douteuses, traduit de l’anglais de Thomas Browne, chevalier et docteur en médecine. Suivant Moréri encore, elle parut en 1733 et fut réimprimée en 1744. M. Wilkin cite encore une édition de 1738. Je n’ai parcouru que quelques pages de cette traduction : elles m’ont paru écrites avec élégance et facilité, quoique avec des contre-sens ; mais ce qui fait la physionomie du style de Browne, ce qui manifeste l’auteur lui-même dans la manière dont il parle des choses, je ne l’ai pas retrouvé dans le français de son interprète, et je doute fort que ce dernier ait songé à le rendre. Le XVIIIe siècle manquait absolument de curiosité morale ; il avait l’horreur des singularités, de tout ce qui peut distinguer un homme des autres hommes.