Page:Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 14.djvu/654

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

surprendre dans les pensées et les sentimens le caractère qu’ils dénotent, on n’éprouve plus, comme je le disais, que des impressions agréables : ses illusions elles-mêmes n’attestent que de gracieuses dispositions et de rares facultés ; mais si on vient à l’envisager en naturaliste, si on a l’esprit tourné comme le XVIIIe siècle, qui concentrait toute son attention sur les choses du dehors et pour qui toute pensée ne représentait rien qu’une bonne ou mauvaise définition de la manière d’être des choses, Browne alors devient beaucoup moins satisfaisant. Non-seulement ses conclusions ne sont pas toujours admissibles pour nous ; il s’en faut encore que lui-même soit un esprit sûr, une tête remarquablement organisée pour échapper à l’erreur. Et le plus curieux, c’est qu’il est presque impossible de séparer ses mérites de ses défauts. Chez lui, les mêmes idées qui provoquent la contradiction quand on les considère comme des appréciations sont souvent celles qui nous attirent vers lui par les confidences qu’elles nous font sur son propre compte.

La vie de Browne nous présente du reste à première vue une contradiction analogue. De sa jeunesse à sa mort, nous le voyons se livrer sans partage à l’étude de toutes les sciences d’observation, et son plus long ouvrage est un Traité contre les erreurs populaires, traité où il fait preuve d’une grande indépendance d’esprit, et où il a porté en effet un coup sérieux aux habitudes crédules du moyen âge. Pourtant le seul incident public qui nous soit connu de sa carrière nous le montre dans une cour de justice où il vient déposer de sa foi complète aux enchantemens et aux pactes avec le diable. C’était le 10 mars 1664, à Bury-St Edmund. Deux femmes, Amy Duny et Rose Cullender, comparaissaient, sous une inculpation de sorcellerie, devant le célèbre sir Matthieu Hale, baron de l’échiquier. « Sir Thomas Browne, l’illustre médecin de son temps, se trouvant dans la salle, fut invité par le juge à donner son avis sur l’affaire, et il se déclara clairement convaincu que les accès étaient naturels (il s’agissait des personnes ensorcelées), mais qu’ils étaient augmentés par la coopération du démon, qui, aux instances des sorcières, prêtait son aide à leur malice pour accomplir ces vilenies. À quoi le déposant ajouta qu’en Danemark on avait récemment découvert des magiciennes du même genre, qui tourmentaient leurs victimes en leur faisant entrer des épingles dans le corps. » C’est le docteur Hutchinson, cité par Aikin, qui rapporte ce fait dans son Essai sur la Sorcellerie. Les deux accusées furent condamnées, et Browne, le savant Browne, bien qu’il n’ait pas contribué probablement à leur condamnation, se trouve avoir donné son assentiment à l’une des dernières exécutions qui aient eu lieu en Angleterre pour cause de sorcellerie.