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et ayant besoin de son influence pour sa fortune, jugea bon de frapper un grand coup et de faire sentir à Elsley qu’il était en son pouvoir. Tom cependant, malgré ses menaces, était incapable de trahir un secret qui pouvait perdre Elsley ; mais, sans le vouloir, il le conduisit jusqu’aux limites de la folie. La vie d’Elsley ne fut plus qu’un cauchemar : obsédé par une pensée unique, il vivait dans la crainte constante de voir sortir brusquement des lèvres de ses interlocuteurs, de ses amis, de sa femme même, le nom de John Briggs. Il était donc tout préparé pour la folie et pour la mort, lorsque la visite des parens de Lucie vint précipiter ce dénoûment fatal. D’abord arriva Valencia, sœur de Lucie, jeune fille coquette et mondaine, qui créa un instant à Elsley la plus agréable des diversions. Valencia se plaisait dans la compagnie d’Elsley, dont les conversations brillantes l’intéressaient et l’amusaient La jeune coquette trouvait en lui non un parent, mais un flatteur et un admirateur, et de son côté le vaniteux poète, se sentant applaudi, et caressé, retrouvait ces triomphes dont il était sevré depuis si longtemps. Il se montra assidu auprès de Valencia, et n’eut plus même en présence de Lucie de flatteries et d’égards que pour elle. Ce fut pour Lucie la dernière blessure : elle comprit qu’elle n’avait plus aucune place dans ce cœur que la vanité occupait en souveraine absolue, et résolut de ne plus lutter.

Cette blessure cependant ne devait pas être la dernière : Elsley allait briser ce cœur qu’il avait tant froissé. Lord Scoutbush, le frère de Lucie et de Valencia, survint peu de temps après, amenant avec lui quelques amis, parmi lesquels un certain major Campbell, qui jadis avait aimé Lucie, avait cherché à se guérir de cet amour par les fatigues et les dangers de la vie militaire, et n’avait pu y réussir. C’est un personnage très curieux que celui de ce major Campbell, et il est à regretter que M. Kingsley ne lui ait pas donné dans son roman une place plus importante : c’est un type très rare, mais très vrai, de l’homme chevaleresque et de l’honnête homme dans une civilisation trop avancée. Figurez-vous les qualités les plus viriles et les plus sévères unies aux délicatesses les plus féminines, aux aimables exagérations d’une sensibilité exquise, et vous aurez le major Campbell ; c’est Alceste avec toutes les faiblesses de Werther. Dès qu’Elsley et Campbell se rencontrent, ils sentent instinctivement qu’ils sont ennemis. Toutefois il y a entre eux une différence : Campbell se contente de détester Elsley, mais Elsley déteste et redoute à la fois le major. Que peuvent signifier les paroles énigmatiques qu’il lui a adressées, le regard singulier qu’il lui a lancé ? Évidemment il sait tout, il est dans la confidence de Thurnall. Qui sait ? peut-être a-t-il déjà révélé le fatal secret à Valencia, dont il est le conseiller intime et préféré, à Lucie même, envers laquelle il