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un sham, comme ils appellent toute chose maintenant ; mais véritablement il vaut mieux une apparence agréable qu’une réalité déplaisante, surtout lorsqu’elle sent le cigare. »


Un an après que lady Knockdown s’exprimait en ces termes flatteurs sur le jeune poète, le mariage de Lucie Saint-Just et d’Elsley Vavasour était un fait accompli. L’amour était réciproque, et tout en conséquence eût été pour le mieux sans une petite circonstance qui devait à la longue miner le bonheur d’Elsley et le conduire à sa ruine. Le jeune poète s’était marié sous son faux nom d’Elsley Vavasour. Vingt fois l’honnêteté avait été sur le point de l’emporter sur la vanité, mais tout fut résolu un jour qu’il entendit, sur une remarque étourdie de la vieille tante, Lucie répondre qu’elle n’épouserait jamais un homme qui n’aurait pas un nom gracieux. Le nom plébéien de John Briggs fut donc condamné. À partir de ce moment, Elsley vécut dans la crainte de la circonstance imprévue qui pouvait tirer ce nom fatal de l’oubli et révéler en même temps une impardonnable lâcheté. Les défauts cachés de son caractère apparurent alors : il devint susceptible, irritable, inquiet ; sa vanité égoïste pesa de tout le poids d’une tyrannie capricieuse et taquine sur la pauvre Lucie, qui se fatigua bien vite de prodiguer une affection qui n’était jamais payée de retour. La seule chose qui fût sensible à Elsley, c’était d’être admiré, et Lucie ne pouvait admirer son mari à toute heure du jour ; de là les récriminations, les reproches, les colères. L’amour, qui peut survivre à de grandes fautes, survit rarement à ces mesquines querelles que les réconciliations peuvent bien terminer, mais n’apaisent jamais, et rien ne l’éteint mieux qu’un certain mépris qu’on ne s’avoue pas, mais qui pénètre dans le cœur comme un poison subtil. Il en fut ainsi pour Lucie Saint-Just : elle n’aurait pas voulu avouer la mésestime qu’elle avait pour son mari ; mais lorsqu’elle eut connu son caractère, elle refoula en elle-même son affection, sûre qu’elle n’avait rien à espérer en retour. Quant à Elsley, dont l’égoïsme était toujours en éveil, en remarquant la froideur croissante de Lucie, il sentit augmenter son humeur inquiète et son impérieux besoin de querelles.

La circonstance redoutée d’Elsley se présenta enfin, et sous la forme la plus odieuse au poète, sous la forme de son ancien tyran, Tom Thurnall. Jeté par le hasard d’une tempête sur les côtes de l’ouest au moment où il revenait en Angleterre, Tom Thurnall, dépouillé de toute sa fortune par des événemens imprévus, eut la pensée d’exercer quelque temps sa profession dans la petite ville où demeuraient les deux époux. Longtemps Elsley se flatta de n’avoir pas été reconnu de Tom, mais il fut tiré de ce songe désagréable le jour où le pratique Thurnall, indigné des procédés de son ancien camarade