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sources de la vieille poésie et de préférence à toute autre au poème de Spenser, la Reine des Fées. Heureux eût-il été s’il eût suivi fidèlement les leçons qu’il pouvait recevoir du plus noble des livres anglais ! mais il en est une au moins qu’il avait apprise : c’était d’être chevaleresque, affable et courtois envers toutes les femmes, fussent-elles même vieilles ou laides, par la seule raison qu’elles étaient des femmes… En outre, il eut le bon sens de découvrir que, quoique les jeunes péris fussent les plus agréables à contempler, les vieilles péris composaient la meilleure société, et que c’est en général des femmes mariées que tout homme, poète ou non, apprendra sûrement ce qu’est en réalité le cœur de la femme. Il guida si bien sa conduite d’après cette pensée, qu’avant la fin de cet été il avait tout à fait conquis le cœur de la vieille lady Knockdown, tante de Lucie Saint-Just et femme du tuteur de Lucie, charmante vieille Irlandaise qui affectait agréablement l’accent du pays natal peut-être par la même raison qui lui faisait porter une perruque. Lady Knockdown avait été dans son temps une beauté et une femme d’esprit, l’amie de miss Berry, de Thomas Moore, de Grattan, de lord Edward Fitzgerald, de Daniel O’Connell et de tous les lions et lionnes qui depuis soixante ans ont rempli l’île d’émeraude du tapage de leur renommée. Il n’y avait personne qu’elle ne connût, il n’y avait rien dont elle ne pût parler. Mariée, lorsqu’elle était encore un enfant, à un homme qu’elle n’aimait pas, et n’ayant pas d’enfans, elle s’était indemnisée par une foule de flirtations et la publication de deux ou trois nouvelles où elle avait jeté sur le papier le trop-plein des sentimens qui ne trouvaient pas d’issue dans sa vie réelle. Elle avait déserté en vieillissant le roman pour la prophétie, elle était directrice distinguée d’une coterie religieuse à la mode ; mais elle se vantait d’avoir gardé une tête verte sous ses cheveux blancs, et non sans raison, car sous ce mélange de mondanités, d’intrigues, d’affectation juvénile et de religiosité battait un cœur jeune et tendre. Elle fut charmée des manières de M. Vavasour et les vanta beaucoup à Lucie, timide jeune fille de dix-sept ans, qui venait d’entrer dans le monde et le regardait encore par-dessus l’épaule protectrice de lady Knockdown.

« — Ma chère, que M. Vavasour soit ce qu’il voudra, non-seulement il a l’intelligence d’un véritable homme de génie ; mais, ce qui vaut beaucoup mieux dans la vie réelle, il en a les manières. Trouvez-moi un homme qui comme lui permettra à une femme de notre rang de lui dire ce qui lui passera par la tête, sans supposer qu’il puisse se permettre d’en faire autant avec elle, qui considère la familiarité de cette femme comme un honneur pour lui, et non comme une raison de prendre des libertés avec elle. Il fait un très agréable contraste, en vérité, avec ces jeunes gens d’aujourd’hui qui se présentent dans leurs jaquettes de chasse et parlent argot aux dames, quoique les jeunes filles d’aujourd’hui ne valent guère mieux ; qui se tiennent debout le dos contre le feu et sentent la fumée, s’en vont dormir après dîner, n’ont aucun égard pour la vieillesse, et, je le crains bien, n’en ont pas davantage pour la jeunesse. Sur ma parole, Lucie, j’ai entendu cette année des jeunes gens faire à de jeunes dames des réponses qui de mon temps leur auraient valu un duel pour le lendemain. Ma chère, personne n’espère que l’âge de la chevalerie reviendra ; mais en vérité on aurait bien dû épargner ce qui nous tenait lieu de chevalerie lorsque j’étais jeune. C’était une fausse apparence,