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candeur adorable et d’une piété exaltée et sincère. Ainsi la vie pratique le sert fort mal dans les circonstances difficiles ; Thurnall est honnête, loyal, sensible même, mais il manque de charité, parce qu’il manque de religion, et comme il manque de charité, toutes ses bonnes qualités sont frappées de stérilité, et même à l’occasion peuvent se transformer en défauts et en vices.

Elsley Vavasour forme avec Tom Thurnall un contraste frappant. À l’époque où Tom entrait dans l’adolescence, il y avait tout près de lui, dans la boutique de son père, un jeune homme nommé John Briggs, dont la physionomie, les allures et le langage trahissaient une âme tourmentée par le fatal démon de la poésie. Sa physionomie vive et rêveuse, ses traits délicats et fins auraient suffi à un observateur exercé pour deviner qu’il possédait cette nature, composée de violence et de faiblesse, qui est, hélas ! trop souvent le partage des artistes. Sans force de résolution, mais capable de mouvemens subits, lent à l’action et cependant prompt à la colère, indécis et timide dans sa conduite et cependant rongé d’ambitions dévorantes, John Briggs était un de ces jeunes hommes qui réclament de ceux qui les approchent des ménagemens infinis, une sollicitude pleine de tendresse, une surveillance délicate et finement rusée. Il ne lui était pas difficile toutefois d’obtenir cet intérêt bienveillant, et en quelque sorte dévoué, que les hommes trop absorbés par leurs propres affaires accordent si rarement, car toute sa personne inspirait irrésistiblement la sympathie. Il était du nombre de ceux à qui leurs défauts mêmes deviennent une grâce. Qui pourrait dire la raison de cette sympathie qui nous attire vers les êtres plus passionnés que fermes, et qui ont reçu plus d’intelligence que de caractère ? Je ne sais, mais je connais peu de faits qui fassent plus d’honneur à la nature humaine et qui la montrent sous un meilleur jour. Les hommes semblent sentir instinctivement que les âmes très fortes et les très grands caractères peuvent facilement se passer d’eux, sauront se relever s’ils tombent, et n’auront jamais besoin de personne. En conséquence ils leur paient les hommages qui leur sont dus, leur accordent leur admiration et leur estime, leur confient le soin de leurs affaires, et les chargent de les commander ou de les gouverner ; mais rarement ils leur donnent leur sympathie. La force appelle la confiance, le respect, l’obéissance, presque jamais l’amour. Au contraire les natures faibles et délicates, auxquelles ils refuseraient toute confiance dans la vie pratique, qui n’ont rien pour s’imposer à eux, et dont ils n’ont à attendre aucun grand service, les attirent invinciblement. Et cependant il est rare que leur sympathie sauve ces natures exceptionnelles du malheur. Elles y courent comme au terme que leur a fixé la destinée, l’amour les y conduit, le dévouement