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espèce, s’il est vrai, comme le dit un grand publiciste, que le pire despotisme soit celui qui s’établit sur le droit, et qui se fait une arme de la légalité. Fuyez comme la peste, dans le commerce de la vie, les hommes qui ne consentent pas à faire l’abandon d’une partie de leurs droits : ils manquent des deux sentimens qui rapprochent l’homme de l’homme, la charité et l’instinct d’égalité. D’ailleurs aucune des vertus de Thomas Thurnall ne lui est impersonnelle, toutes se rapportent à un centre d’honnêteté égoïste. Que de fautes, que de crimes même dont il ne se doutera pas, un pareil caractère pourra commettre innocemment ! Son expérience, composée de scepticisme et de brutalité, lui fera porter les jugemens les plus téméraires ; il n’estimera que la force, et toutes les qualités délicates et aimables le trouveront aveugle. Il jugera lâche un homme qui n’est que sensible, coupable une femme qui n’est que timide ; il verra des indices de crime dans la susceptibilité inquiète d’une conscience trop scrupuleuse. C’est là l’histoire de Tom Thurnall. Comme il n’est jamais désintéressé, qu’il rapporte tout à lui et apprécie tout d’après sa nature, il blesse infailliblement tous les faibles qu’il rencontre. Plein de mépris pour le métier de rimeur et la poésie qui n’est pas consacrée par l’admiration unanime des hommes, il pousse par ses duretés et ses railleries son camarade John Briggs à une évasion coupable de sa ville natale. Il est réellement brutal et cruel dans les scènes qui ouvrent le roman, et où M. Kingsley nous le montre avec complaisance accablant joyeusement de ses mépris le pauvre John Briggs, dont il surexcite la sensibilité maladive. Plus tard, lorsqu’il rencontre ce même camarade marié à une noble Irlandaise sous le faux nom d’Elsley Vavasour, il ne craint pas, pour des motifs d’intérêt personnel, de terrifier cet homme faible et susceptible, en lui révélant qu’il connaît son secret. Tom n’a pas voulu autre chose que rendre inoffensif son ancien ennemi intime : il a voulu le terrifier pour le tenir plus sûrement sous sa main et en faire un des instrumens de sa fortune ; mais dès lors le malheureux poète vit dans un état d’inquiétude nerveuse qui se termine un jour par la folie et le suicide. Tom se repent alors, mais trop tard. Dans un naufrage où il a failli périr, il a été dépouillé par une main inconnue de toute sa fortune, qu’il portait dans une ceinture attachée autour de son corps. Il se livre à une enquête pour découvrir l’auteur du vol, mais il déploie dans cette affaire plus d’activité et de ruse que de sagacité. Si son expérience de la vie l’a rendu soupçonneux et méfiant, elle ne lui a pas appris à mieux discerner les personnes sur lesquelles doit ou ne doit pas s’arrêter le soupçon. Thurnall manque de cette arme précieuse qui est le privilège des âmes délicates et pures, le tact. Il porte ses soupçons sur une jeune femme d’une