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corps. La force sans doute ne fait pas la vertu et il serait à désirer que M. Kingsley se résignât un jour à représenter un héros malingre et souffreteux ; mais il n’a pas tort lorsqu’il prétend que l’éducation physique importe plus qu’on ne le croit aux bonnes mœurs : l’homme qui a une préférence marquée pour une vie active aura toujours une candeur et une honnêteté qui feront défaut à l’homme, même vertueux, habitué à une vie trop méditative.

Thomas Thurnall serait donc, s’il avait un peu de religion, le héros préféré de M. Kingsley ; mais Tom est essentiellement un homme sans religion, et même sans aucun but idéal. Tel qu’il est cependant, M. Kingsley a pour lui une certaine tendresse qui le pousse à vivement insister sur ses qualités, en atténuant, sinon en excusant ses défauts ; mais laissons l’auteur lui-même dépeindre ce caractère, qui dans sa pensée est non-seulement un individu, mais un type, et représente une race d’hommes.


« Quinze années d’aventures avaient durci, comme un métal travaillé, ce caractère, qui n’avait jamais été bien souple. Tom était maintenant dans son genre un homme du monde accompli, qui savait exactement (au moins dans toutes les sociétés et tous les lieux où il pouvait se trouver, étant données sa nature et sa profession) ce qu’il avait à dire et à faire, ce qu’il devait chercher et éviter. Ingénieux et économe comme le Grec ancien ou le moderne Écossais, il était peu d’expédiens qu’il ne pût inventer et peut-être aucune privation qu’il ne pût endurer. Il avait observé la nature humaine sous tous ses déguisemens, depuis la pompe de l’ambassadeur jusqu’au tatouage de guerre du sauvage, et s’en était formé une opinion nette, pratique, superficielle, sévère. Il regardait la nature humaine comme la matière première qu’il avait à façonner pour en tirer sa subsistance et son repos. Il ne désirait pas vivre aux dépens des hommes, mais il lui fallait vivre de leurs salaires ; pour cela, il devait les étudier spécialement dans leurs faiblesses. Il ne voulait pas les tromper, car il avait en lui une veine innée d’honnêteté si grondeuse et si explosive qu’elle était pour lui un grand embarras. La partie la plus difficile de l’éducation qu’il s’était donnée à lui-même avait été de réprimer l’inclination dangereuse qu’il avait à appeler sans ménagemens mensonge un mensonge, et à répondre aux fous sur le ton que méritait leur folie. Cette témérité juvénile était maintenant à peu près domptée ; Tom, lui aussi, pouvait aujourd’hui flatter ou intimider, suivant que ses intérêts l’exigeaient ; aussi bien que le premier venu. Que celui de mes lecteurs qui est sans péché lui jette la première pierre. Il avait la conscience de ce qu’il était, et ce sentiment perçait dans chacune de ses paroles et de ses actions ; mais ce sentiment ne venait pas d’une vanité morbide, il était une conséquence nécessaire de la vie qu’il menait… Pour définir d’un seul mot Tom Thurnall, je dirais qu’il était essentiellement un impie, si les épithètes de l’Écriture n’avaient pas de nos jours un sens tellement conventionnel et officiel qu’on craint en les employant de s’éloigner de la vérité. Tom n’était certainement pas un de ces impies contre lesquels David eut jadis à combattre,