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aura disparu dans quelques heures, et d’ailleurs qui la remarquera ? Elle sort, referme soigneusement la porte, et regagne sa chambre, où elle attendra, au milieu des angoisses d’une nuit sans sommeil, le terrible lendemain.

L’aube paraît enfin. Des pas pressés, des bruits inaccoutumés se font entendre. Un supplice nouveau va commencer pour Zobeïdeh. Il lui faut tromper tout le monde, surtout celui qu’elle aime. Elle compose son visage et répare le désordre de son costume ; elle entr’ouvre sa porte et interroge une esclave qui passait en courant. « Ombrelle, dit-on, s’est tuée pendant la nuit !… » Zobeïdeh se précipite dans la chambre de la morte. Plusieurs esclaves et Maléka y sont déjà. Éperdues, consternées, elles s’agitent, parlent à voix basse ou se cachent la figure dans leurs voiles. Maléka voit Zobeïdeh, et, lui prenant la main, elle lui dit : « C’est à nous de porter l’affreuse nouvelle à Osman. »

Elles vont trouver le bey, se tenant par la main ; mais c’est Maléka seule qui trouve la force de parler, et le bey, la regardant atterré, ne paraît pas la comprendre. Enfin il s’élance, il traverse impatient les groupes de femmes formés sur son passage, et arrive devant la jeune victime. Les esclaves, Maléka, Zobeïdeh répétaient autour de lui que l’excès de la frayeur avait porté Ombrelle à se donner la mort ; mais Osman, qui répugnait sans doute à imputer cette mort à sa propre rigueur, dit d’une voix sourde, comme se parlant à lui-même : « On l’a tuée ! Qui l’a tuée ? »

À ces mots, les femmes s’écartèrent terrifiées. Maléka, frappée comme d’un avertissement subit, parcourut la chambre des yeux, et son regard s’arrêta sur une tache brune qui n’existait pas la veille sur le tapis. Elle voulut observer de plus près cette trace révélatrice, mais tout à coup elle pâlit : son regard était tombé sur Zobeïdeh, qui, assise sur le divan, tenait un mouchoir sur ses yeux. C’était un mouchoir turc en mousseline blanche, brodé en soie de différentes couleurs ; un des côtés était froissé, et les soies de la broderie paraissaient fanées et brunies. Profitant de la confusion générale qui lui permettait de s’absenter un moment inaperçue, Maléka fut aussitôt dans la chambre de Zobeïdeh. Une lampe était posée à terre sur la cheminée. Cette lampe n’avait brûlé que peu d’instans, et pourtant elle n’était plus qu’à moitié remplie. Maléka porta une main à son cœur… Elle savait tout désormais. Ombrelle avait péri victime d’un meurtre, et l’auteur du crime, Maléka ne pouvait plus en douter, c’était la compagne même de sa vie, celle qui chaque jour était saluée du nom de mère par leurs enfans.


CHRISTINE TRIVULCE DE BELGIOJOSO.