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elle y parvint pourtant, et Maléka l’amena même jusqu’à recevoir la visite de la nouvelle favorite sans aucune manifestation d’hostilité. Cette visite fut courte, et tout le savoir-faire de Maléka ne fut pas de trop pour empêcher une scène entre les deux rivales, car Shemséh n’était ni beaucoup plus douce ni beaucoup plus patiente que Zobeïdeh : étant en outre beaucoup plus jeune, elle possédait une dose de prudence infiniment moindre. La pensée de paraître devant son ancienne maîtresse comme son égale, de répondre aux sarcasmes que sa laideur lui avait si souvent attirés par cet éclatant témoignage rendu à sa beauté, cette pensée donnait la fièvre à la petite Shemséh, que nous appellerons Ombrelle désormais, puisque aussi bien c’est son nom fidèlement traduit. Aussi prit-elle en entrant chez Zobeïdeh ce qui s’appelle de grands airs. Elle était vêtue magnifiquement, et elle portait sur elle quelques centaines de mille piastres en étoffes et en bijoux.

Maléka avait dit vrai. Ombrelle entrait juste dans sa quatorzième année, âge important dans lequel la chrysalide perd son enveloppe et en sort mouche hideuse ou papillon éblouissant. Ombrelle n’était, à vrai dire, ni l’une ni l’autre. Elle avait été une fort laide enfant, et elle était devenue une jeune fille assez jolie. Son nez s’était relevé vers le milieu, et le bout s’en était aminci ; la bouche n’avait pas changé de forme, mais un sourire agréable donnait à ses lèvres une courbe gracieuse ; le contour de son visage s’était aussi raffiné ; ses formes étaient de la plus grande pureté, et un statuaire les eût copiées pour représenter la transition de l’enfance à la jeunesse. Ses yeux, ses dents et sa chevelure avaient toujours été irréprochables. En un mot, Zobeïdeh s’était montrée short-righted, comme disent les Anglais, en prononçant sur Ombrelle un arrêt d’éternelle laideur. Elle comprit son erreur, mais il était trop tard pour la réparer. Il ne lui restait plus qu’à se résigner, et le mot seul de résignation la jetait dans des crises nerveuses ; elle avait été créée et formée pour la lutte, et elle lutterait jusqu’à ce que ses forces et sa vie fussent également épuisées.

Ombrelle n’avait pas le caractère endurant. Elle se rappelait l’offensante sécurité que sa laideur avait inspirée à sa jalouse maîtresse. Zobeïdeh et Ombrelle vécurent pendant quelque temps d’une vie de tracasseries réciproques qui nourrissaient leurs colères et entretenaient leurs haines. Ombrelle employait à cette petite guerre toutes ses facultés et toutes les forces de son caractère et de son esprit, tandis que Zobeïdeh, préoccupée de sombres projets et animée par des sentimens plus profonds, mesurait ses coups et gardait quelque empire sur elle-même. Ce fut Ombrelle qui renonça la première aux armes courtoises dont les deux combattantes s’étaient servies jusque-là, et qui, donnant pleine carrière à son courroux, attaqua