Page:Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 14.djvu/521

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

M. Cousin ressemble beaucoup à Voltaire, dont il dit trop de mal ; c’est avant tout un chef voulant organiser, régler et discipliner un parti intellectuel. Entre mille moyens excellens pour atteindre ce but, mais moins heureux si on les envisage au point de vue de la science pure, je n’en citerai qu’un seul, le choix qu’il a fait de ses drapeaux. Une des garanties que le novateur est obligé d’invoquer dans sa lutte contre la petitesse d’esprit est celle de certains noms qu’on est parvenu à consacrer, et devant lesquels tout le monde consent à s’incliner. Platon, Descartes, Bossuet, tels sont, je crois, les trois noms que M. Cousin a le plus souvent invoqués, et derrière lesquels il a le mieux réussi à masquer son originalité. Certes le choix était excellent : Platon est un incomparable philosophe. Tout ce que je regrette, c’est le tort qu’on lui a fait en l’exposant à l’admiration un peu pédantesque de jeunes disciples qui se sont mis à chercher une doctrine arrêtée dans les charmantes fantaisies philosophiques que ce rare esprit nous a laissées. Descartes est un homme de premier ordre, surtout comme géomètre ; il est fâcheux qu’on l’ait un peu surfait comme métaphysicien, et surtout qu’on se soit cru obligé de tant insister pour sa gloire sur cette circonstance, insignifiante quand il s’agit de métaphysique, que sa philosophie serait, à un titre spécial, la philosophie française. Qu’est-ce que cela prouve pour la vérité de ses théories ? Bossuet, écrivain excellent et orateur sublime, n’a pas beaucoup à nous apprendre sur le fond même des choses ; on lui a fait grand tort en le forçant d’avoir une philosophie : il n’en avait d’autre que celle de ses vieux cahiers de Sorbonne, et quand il mit au net pour son royal élève ses rédactions d’école, il ne se doutait guère qu’un jour on les prendrait si fort au sérieux. Tout cela est peu critique, tout cela défigure le tableau vrai de l’histoire ; mais tout cela est de bonne politique, et nous n’avons pas le droit, nous autres à qui plus de sincérité est permise, d’en sourire. Ceux que les circonstances ont dispensés du soin d’être habiles et éloquens ne doivent pas se prévaloir des avantages que cette position leur donne pour blâmer ceux sur lesquels ont pesé d’autres nécessités. Tout s’efface d’ailleurs devant la gloire suprême d’avoir marqué un des momens de l’esprit humain, d’avoir fait accepter ses idées à une génération d’hommes libres par des moyens avoués de la liberté, d’avoir été du petit nombre de ceux que tous saluent comme leur maître et l’excitateur de leur pensée.


IV

Don merveilleux de ce charmant esprit, toujours jeune, toujours ouvert à de nouvelles admirations et à de nouvelles sympathies ! le fardeau qui eût accablé tant d’autres, il l’a porté légèrement.