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inconvéniens à un état intellectuel où tout est devenu une affaire politique, où l’on ne peut avoir une opinion sur les choses les plus inoffensives sans être du gouvernement ou de l’opposition ? La conséquence d’un tel principe, donnant à l’état un droit d’inquisition sur les choses de l’esprit, devait être à la longue, et indépendamment de la volonté de ceux qui l’ont fondé, l’abaissement de la grande science libre. J’avoue qu’à cet égard je me permets de faire quelques reproches à la génération qui nous a précédés. Elle a trop voulu régler l’esprit ; la culture intellectuelle est devenue une des branches de l’administration publique ; le ministère de l’instruction publique a été celui de la science et de la littérature. L’intention était bonne et libérale, mais on ne connaît jamais son successeur, et c’est un excellent principe de toujours faire comme si ce successeur devait être un ennemi. Mon opinion est qu’en subordonnant ainsi la haute culture à la politique, en établissant en principe que l’état seul enseigne, et qu’un homme ne peut communiquer oralement sa pensée aux autres à moins de se constituer le salarié de l’état, qui naturellement peut faire ses conditions, le parti libéral a fondé un énorme instrument de tyrannie qui fera courir les plus grands dangers à la civilisation moderne. Le moyen âge était plus vraiment libéral. Abélard n’eut à demander aucune autorisation pour réunir autour de lui sur la montagne Sainte-Geneviève les foules qui désiraient l’écouter.


III

La plus grave difficulté qui soit sortie de ce système, beau et noble sans doute, mais qui, comme tout système, avait ses inconvéniens, c’est celle des rapports de la science avec la religion établie. Pour le spéculatif sans ambition, et qui ne demande d’autre part en ce monde que la liberté, rien de plus simple. Les religions sont pour lui des faits moraux et historiques d’un immense intérêt. Elles naissent de l’instinct divin qui entraîne l’âme vers l’infini, et du besoin que l’homme éprouve de donner une forme concrète et limitée à ce sentiment ; les religions sont de la sorte des formes toujours imparfaites, mais toujours respectables, d’un sentiment éternel. Voilà qui est clair ; mais dès qu’on ne se contente plus de la critique pure, dès qu’on entre dans le champ de l’action, qu’on se met en rapport avec des masses d’hommes pour lesquels la religion est un intérêt et une passion, il faut transiger, et transiger avec des puissances qui sont de leur nature exigeantes et ombrageuses : de là des difficultés sans nombre ; on fait des concessions, on déploie une immense habileté, et on ne contente personne. On ne se contente pas soi-même ; en effet, la moralité d’une bonne portion de l’espèce humaine