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Kant professeur de faculté, que de tracasseries n’eût-il pas eu à subir ! Combien de fois eût-il été mandé au ministère ! A combien d’inspecteurs et de chefs de cabinet eût-il dû rendre compte de sa doctrine ! Pour conquérir sa liberté, il eût été obligé de devenir homme politique ; pour lui donner droit d’enseigner telle ou telle opinion sur les catégories de l’entendement, il eût fallu une révolution et des barricades. C’est souvent pour les étrangers un sujet d’étonnement de voir le pays du monde le plus téméraire et le plus systématique, quand il s’agit de révolutions, si étroit, si timide, quand il s’agit de la pensée pure. Au fond, cela s’explique : la théorie en France naît tout armée ; c’est un ennemi, un révolutionnaire dont il faut se garder, et en effet le jour où une digue cesse de lui être opposée, elle s’impose, elle est tyrannique ou désastreuse. En Allemagne, au contraire, où la pensée naît inoffensive, étrangère aux choses de ce monde, déclarant tout d’abord qu’elle n’a ni le droit ni la prétention de toucher à l’ordre établi, il est tout naturel qu’elle soit plus libre. Elle ne demande que le royaume de l’air : on le lui abandonne. — Si vos théories sont vraies, me dira-t-on, elles doivent être bonnes à appliquer. Oui, si l’humanité en était digne et capable. La théorie est toujours un idéal ; il sera temps de la réaliser le jour où il n’y aura plus dans le monde de sots ni de méchans.

Je le répète encore, il ne s’agit point ici d’une critique contre les représentans d’une génération que nous n’égalerons pas ; mais puisque les circonstances nous ont dispensés des soucis qui pesèrent sur eux, puisque nous n’avons, comme eux, ni à tenir compte de l’opinion, ni à sacrifier notre liberté au devoir de rester possibles, prenons notre revanche par la science indépendante et désintéressée. Les compromis, qui vont si bien à l’orateur, nuisent déjà à l’écrivain, mais sont tout à fait préjudiciables au savant. Partageons-nous le monde de l’esprit, puisque le monde de l’action nous est interdit. M. de Maistre peint quelque part la science moderne « les bras chargés de livres et d’instrumens de toute espèce, pâle de veilles et de travaux, se traînant, souillée d’encre et toute pantelante, sur le chemin de la vérité, en baissant vers la terre son front sillonné d’algèbre. » Un gentilhomme comme M. de Maistre devait se trouver humilié en effet de pénibles investigations, et la vérité était bien irrévérencieuse de se rendre pour lui si difficile. Nous ne sommes pas obligés à tant de délicatesse : nous ne devons pas rougir de paraître pédans, si ce mot signifie patiens et sérieux. Certes il serait plus commode de pouvoir, sans se déranger de son fauteuil, atteindre la règle indubitable : l’infaillibilité papale est une institution très aristocratique, et qui doit plaire aux gens du monde. Malheureusement la vérité est roturière ; elle est peu sensible aux grands airs ; elle ne se livre qu’aux mains noircies et aux fronts ridés.