Sa doctrine serait bonne pour tous, si tous étaient aussi honnêtes et aussi intelligens que lui : dans ses livres, par exemple, il n’a point à se gêner, car celui qui les lit le fait à ses risques et périls, et témoigne par le fait de les ouvrir que cette lecture n’a pour lui aucun péril ; mais dès qu’il s’agit d’un prosélytisme plus étendu, il tremble. Le champ des misères humaines lui est inconnu, et il évite tout contact avec les régions du monde moral dont il n’a étudié ni l’état ni les besoins.
Loin de nous l’idée même d’un reproche contre l’illustre écrivain auquel la culture libérale doit en France une si solide reconnaissance. Ce que nous cherchons à faire comprendre ici, ce sont les limites fatales que les facultés humaines se créent l’une à l’autre. Qui osera regretter que M. Cousin ait été ce qu’il est : un philosophe éloquent, mêlé au mouvement de son époque, un vrai tacticien de la pensée, traitant en diplomate les questions qu’on n’avait guère abordées jusque-là qu’avec la simplicité scientifique ? Mais pour remplir ce programme, pour rester toujours possible, comme on dit aujourd’hui, que de sacrifices il a dû faire ! que de fois il a dû préférer ce qui est pâle à ce qui est vif et profond ! que de fois il a dû tenir compte de la sottise prétentieuse et du dogmatisme tranchant ! M. Royer-Collard avait avant lui proclamé ce principe, que chaque gouvernement a sa philosophie, substituant une sorte de philosophie d’état à la religion d’état de l’ancien régime. L’argument sur lequel il semblait insister le plus en faveur du spiritualisme, c’est qu’à ses yeux le spiritualisme est la philosophie qui convient le mieux au gouvernement représentatif. On faisait ainsi sortir la philosophie de la sphère purement scientifique ; on l’introduisait dans le champ des choses d’opinion et de tact ; on en faisait une chose du monde. C’était en un sens l’ennoblir, et dans un autre l’abaisser et l’assujettir à une foule d’exigences. Est-ce que chaque gouvernement a sa chimie, sa physique ou son astronomie ? est-ce que chaque gouvernement a sa philologie ? Le but politique bien plus que la science elle-même devenait ainsi la mesure de toute chose : or, quelque excellent que soit un but, dès qu’il est étranger à la pure recherche du vrai, la philosophie souffre toujours d’y être subordonnée.
On s’est habitué à présenter comme une des qualités de l’esprit français cette rigueur de logique en vertu de laquelle les théories ne restent jamais longtemps chez nous à l’état de spéculation, et aspirent très vite à se traduire dans les faits. C’est là sans doute un des traits de l’esprit français, mais j’hésite beaucoup, pour ma part, à y voir une qualité. Il n’est pas de plus grand obstacle à la liberté de la pensée. Une vie comme celle de Kant, passée dans la paix profonde d’une université de province, au milieu d’une sorte de respect religieux, une telle vie est impossible en France. Supposons