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traits écrasés de quelques courtisanes parisiennes. Elle semblait plus étrange, plus divine encore près de ce masque grossier du plaisir. Puis derrière elle était un personnage grotesque, un homme âgé déjà, au front fuyant, au regard hébété, un de ces laids et ridicules Jupiters que les Danaés devraient repousser loin d’elles quand ils cessent de se transformer en pluie d’or.

« O faiblesse honteuse des hommes! cette bacchante et ce vieux satyre, cette odieuse enseigne de sa vie, voilà qui représente assurément l’obstacle invincible entre elle et moi, voilà qui me rappelle toutes mes colères, toutes mes tristesses! Eh bien! je le sens avec honte, avec rage, avec dégoût, peut-être ce misérable entourage augmente-t-il l’effet de sa beauté sur mon âme et sur mes sens. C’est un jeu cruel du destin que cette rencontre, c’est l’accomplissement douloureux d’une prophétie faite, il y a quelques années, entre une larme et un sourire, entre un soupir et un baiser. — Je te reverrai peut-être, lui disais-je un soir où par les plus tendres paroles elle conjurait mes pensées chagrines, je te reverrai peut-être tout à coup, dans deux ou trois ans, aux Italiens ou à l’Opéra; depuis longtemps déjà nous serons devenus étrangers l’un à l’autre, bien des heures seront tombées une à une sur le souvenir de notre pauvre amour, comme des pelletées de terre sur un cercueil. Tu seras engagée plus que jamais dans la triste vie où les destins cruels t’ont jetée, tu seras belle, parée, divine; qui sait même si tes traits n’auront pas gardé cette pureté étrange qui me rend fou ? mais autour de toi il y aura d’odieuses figures, près de ton adorable visage on verra la grimace du vice. Avec qui serai-je, moi? je n’en sais rien; j’ignore à quelle existence tu me rendras. Tout ce que je puis te dire, à ma chère et fatale souveraine, c’est que toute mon âme tressaillera si tes yeux viennent à se tourner vers moi, c’est qu’une grande joie et une grande douleur enlacées l’une à l’autre sortiront sous ton regard du même sépulcre.

« Cette prédiction s’est donc accomplie. Amicie s’est aperçue de mon trouble : — Qui donc regardez-vous? m’a-t-elle dit avec cette singulière expression, n’est-ce pas cette dame au bouquet rouge? Si vous la connaissez, mon cher Cosme, vous me donnez une fâcheuse idée de vos relations. — J’ai répondu je ne sais quoi, Augusta me regardait : ou ma réponse était bien malencontreuse, ou il y avait dans le regard qui s’adressait à moi une révélation tout entière. Amicie s’est levée brusquement en se disant malade; je l’ai suivie. A peine a-t-elle été en voiture à côté de moi qu’elle a caché sa figure entre ses mains. Je les ai saisies, ces mains délicates, et je les ai couvertes de baisers; mais pas une seule parole n’arrivait à mes lèvres. Le démon qui me faisait muet, qu’il fallait exorciser pour me rendre