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nefs désemparées. Amicie toutefois ne comprit pas d’abord la portée de ces mots, et ne vit que le sentiment qui les dictait. Elle rendit à Cosme son étreinte, et il y eut joie encore pour ces deux êtres dans le royaume de l’hymen. Amicie trouva le moyen de dire pourtant : — N’est-ce pas Mme de Matte qui a écrit Adolphine de Nisdale? — Non, répondit Cosme avec bonhomie, c’est sa tante, Mme de Ténais. — Ah ! reprit-elle toute triomphante d’avoir amené cette écrasante parole, c’est qu’elles ne sont ni l’une ni l’autre de mon temps. — Hélas! mon pauvre amour, lui dit Cosme en souriant, moi aussi, je ne suis point de votre temps. — Vous ! s’écria-t-elle avec un gracieux enthousiasme, vous, mon cher grand homme, mon héros bien-aimé, vous êtes de tous les temps, vous avez des siècles à vivre. — Je ne sais pas si j’ai des siècles à vivre, pensa Giuli; mais je suis sûr d’avoir vécu des siècles déjà, des siècles dont je sens la poussière sur mon cœur.


VI.

Quelques jours plus tard, Cosme racontait ainsi une autre soirée qu’il venait de passer avec sa femme à l’Opéra :

« Hier vendredi, 7 février, j’ai pu savoir quelle était de toutes mes affections passées celle qui a laissé les plus cruels instrumens de torture au démon, au terrible démon des souvenirs. J’ai revu Augusta. C’était bien elle dans tout l’éclat de sa beauté; je retrouvais ce profil de camée qui s’était gravé en moi avec une force et une netteté si étranges, vision intérieure dont je ne pouvais pas me délivrer, et qui a failli détruire ma raison. C’est tout au plus si elle a vingt-cinq ans aujourd’hui. Quand je l’ai connue, elle était aux débuts de cette brûlante et funeste vie où je l’ai suivie avec de folles espérances et des tristesses encore plus insensées, avec toute sorte de joies et de douleurs qui renfermaient également la mort. Elle s’essayait à son rôle de Laïs, et cependant elle gardait une sorte de parure virginale qui était peut-être le plus dangereux de ses charmes. Il semblait que l’innocence se fût faite la complice du vice pour l’orner d’un divin attrait de pureté, dont aucun visage à coup sûr n’a jamais resplendi comme le sien. Cette race d’êtres splendides et déchus, qui semble connaître à la fois tous les secrets ardens de ce monde et le mystère idéal d’une patrie céleste, est assurément chez les hommes la source des plus meurtrières amours. Quelles bizarres ivresses elle m’a données! quelles prières extravagantes je lui ai adressées maintes fois! — Ma chère âme, lui disais-je, ma bien-aimée, ma vie, viens chercher avec moi quelque paradis solitaire où je défierai le plus subtil démon de pénétrer; renonce à ces