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Gil. Force lui est bien de dire à l’objet aimé: «Appelle-moi Gil! » À ces paroles, d’un odieux goût, prononcées avec les inflexions de voix que vous devinez, imaginez ce qui se passa dans l’intérieur du pavillon. Feindre de n’avoir rien entendu était impossible pour aucun des trois personnages qui s’y trouvaient. Mlle de Courgey cacha son détestable plaisir sous une expression sévère et triste; une rougeur ardente et deux grosses larmes parurent sur le visage d’Amicie. Giuli fut sur le point de briser la porte et de s’élancer sur Guéroux. Un regard de celle qui lui inspirait cet élan d’indignation chevaleresque l’enchaîna. Se penchant alors à l’oreille de la belle désolée : — Mon enfant, lui dit-il, ma bien-aimée, calmez-vous, je vous arracherai à des personnes et à des choses que vous ne devez pas supporter plus longtemps, vous qui êtes la pureté aussi bien que la grâce. Être charmant, que je respecte et que j’adore, je comprends tout ce qui se passe en vous; mais dites adieu à vos chagrins de jeune fille. Dès à présent, si vous le voulez, ils sont finis. Est-ce à ma femme que je puis dire : Ne pleurez plus?

— Oui, répondit-elle, gagnée par l’élan enthousiaste de Giuli; oui, c’est votre femme qui vous répond, qui vous remercie, et qui sèche ses larmes pour vous sourire.

Et elle lui sourit en effet de manière à rendre brûlantes des natures plus glacées que celle de Giuli. Juliette, elle, ne souriait pas. Elle comprit qu’un tendre mystère venait de s’accomplir à ses côtés. Amicie était persuadée qu’elle venait de donner son cœur; Cosme sentait que dans un élan généreux il venait de donner sa vie !


V.

Quelques semaines après ce jour, voici ce qu’écrivait Cosme à son confident le plus cher :

« Demain le Giuli que je connais ne sera plus; je vais devenir un être nouveau pour moi-même. Je me marie. Depuis hier je me répète sans cesse le mot de Shakspeare : « Dormir, peut-être rêver! » Sais-je de quels songes je serai poursuivi sur l’oreiller conjugal? Rêver éternellement aux choses dont je suis las, dont je suis attristé, que je veux fuir, voilà ce que je redoute dans cette mort où je me précipite. Depuis que je suis dans l’ombre du mariage, maintes choses déjà qui me paraissaient pâles et inertes reprennent de nouveau pour moi la couleur et la vie. Quand je serai demain à côté de cette femme, dans cette église, quel chœur ironique et lamentable de souvenirs j’entendrai chanter autour de moi! J’ai eu cette nuit un rêve qui avait presque l’air d’un songe de tragédie, tant il s’accordait avec ma situation, tant il l’exprimait avec lucidité et énergie. La femme près de qui j’étais agenouillé, dont je tenais la main,