Page:Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 14.djvu/412

Cette page a été validée par deux contributeurs.

et de croire qu’il sera entendu. Je laisse de côté la pitié que devraient nous inspirer les intolérables souffrances des chrétiens de l’Orient. Je veux raisonner comme un homme de mon temps. Quoi ! il y a là, de l’autre côté de la Méditerranée, les plus beaux et autrefois les plus riches pays du monde ; partout des plaines qui appellent la culture, partout des ports qui appellent le commerce. Ces admirables pays voient depuis plus de quatre cents ans dépérir leur sol, leurs eaux, et j’allais presque dire leur soleil, tout cela à cause de l’ignorante barbarie de leurs maîtres ! Et l’Europe ne dit rien, ne fait rien ; elle se croise les bras et elle ferme les yeux ! Elle va peupler au-delà de l’Atlantique les solitudes de l’Amérique septentrionale, et elle oublie ou elle laisse mourir peu à peu l’Asie-Mineure, la Thrace, la Macédoine, l’Épire, la Thessalie, les îles de l’Archipel. Non pas que je reproche aux colons européens leur préférence pour l’Amérique : ils y trouvent la liberté et la propriété, cela vaut tous les soleils du monde. Les solitudes américaines, pleines de la fécondité de la nature sauvage, l’emportent de beaucoup sur les déserts épuisés et dépeuplés de l’Asie-Mineure. Ah ! qu’il aurait mieux valu pour l’Asie-Mineure, pour la Thrace, pour la Macédoine, pour la Thessalie, pour l’Épire, pour toutes ces vieilles et belles patries de la civilisation, de retomber sous l’empire de la solitude et sous la domination de la nature sauvage ! Peu à peu l’eau, le ciel et la végétation se seraient accordés pour rendre à la terre sa fécondité, et pour préparer un sol aux laboureurs futurs. Ils auraient travaillé sans être contrariés par ce qu’il y reste d’hommes et de gouvernement. Point de troupeaux qui vinssent paître les bois et changer les futaies en broussailles ; point de pâtres qui, pour procurer un peu d’herbe à leur bétail, brûlassent les forêts et dépouillassent les montagnes de leur parure et les vallées de leur défense ; point de pachas ou de cadis qui enlevassent à l’homme le peu qu’il a arraché à la terre par son travail. Ce malheureux pays n’a ni les avantages de la nature sauvage, parce que les hommes contrarient l’œuvre de cette nature, ni les avantages de la nature cultivée, parce que la rapacité des gouverneurs ne permet pas aux habitans de jouir des fruits de leur travail et d’avoir le goût du labeur. Est-ce que l’Europe n’est pas effrayée de cette effroyable déperdition des forces naturelles et des forces humaines ? Est-ce que ces populations qui meurent sous l’oppression, est-ce que cette terre stérile malgré elle, n’accusent pas notre indifférence ? En Europe, nous soumettons la nature à l’industrie, et là, à côté de nous, en Orient, la nature nous appelle, et nous la négligeons ! Quel scrupule ou quelle crainte peut nous arrêter ? Nous avons revendiqué le droit, dans le traité de Paris, de protéger les populations chrétiennes, et nous les laissons périr ! Si