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de la civilisation occidentale ils ont pris le plus promptement ceux qui servaient le mieux leurs plaisirs.

Dernière réflexion enfin que je veux faire sur l’entretien du Danube. Nous y trouvons une des causes de l’arrêt sévère, mais juste, que Mgr Mislin porte sur l’avenir de la Turquie. Vieux chrétien et se souvenant des guerres que l’Europe chrétienne a soutenues contre l’islamisme pendant tout le moyen âge, se souvenant aussi des dangers que les Turcs ont fait courir à l’Autriche jusqu’à la fin du XVIIe siècle, Mgr Mislin déteste la vieille Turquie ; mais, comme chrétien aussi, il déteste la Turquie nouvelle, qui s’est faite irréligieuse pour se civiliser. Dans le passé, une religion brutale et sanguinaire, dans l’avenir une indifférence corruptrice ; l’énergie ancienne, digne de la haine ; la douceur nouvelle, digne du mépris : voilà la Turquie pour Mgr Mislin. Quand même d’ailleurs il aurait été disposé à juger plus favorablement la Turquie, aurait-il jamais pu ne pas voir ce que tout le monde en Orient, les plus simples voyageurs comme les plus élevés, voient à chaque pas et à chaque instant, le dépérissement de la population, la stérilité des campagnes, la solitude des villes, et cela dans les plus beaux pays du monde ? Ceux qui ne visitent pas l’Orient peuvent se laisser tromper par les apologies que la Porte-Ottomane envoie de temps en temps en Europe ; mais en Orient la vérité frappe tous les yeux. Mgr Mislin est à Chypre ; il raconte par quelle suite d’événemens cette belle île est tombée entre les mains des Turcs. « Après que Sélim II se fut emparé du royaume de Chypre, il y exerça des cruautés inouies. Depuis lors, les Turcs ont répandu sur cette belle contrée ce souffle destructeur sous lequel tout s’énerve et tout s’éteint[1]. » Décrit-il l’état de la ville de Famagouste, dans cette ville on ne dirait pas qu’il y ait une seule maison entière : « De grands espaces sont vides ; d’autres sont occupés par des jardins mal tenus… Deux cent cinquante individus livides et fiévreux, tous musulmans, accroupis au milieu de ces décombres, jouissent de cette ville désolée, comme une bête fauve, en dormant sur des ossemens, jouit du carnage qu’elle a fait. Cette ville est le véritable emblème de l’empire ottoman : c’est un volcan qui se meurt en corrompant l’air qui l’environne[2]. »

Je passe je ne sais combien de citations que je pourrais faire. Mais tout cela, dira-t-on, c’est la vieille Turquie ; celle-là, on peut la maudire à son aise : les Turcs eux-mêmes ne la défendent plus. Il y a une Turquie nouvelle, une Turquie réformée, qui se civilise et qui s’améliore. J’ai déjà dit que Mgr Mislin ne croit pas à la régéné-

  1. Tome Ier, p. 235.
  2. Ibid., p. 237.