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sens dans la seconde partie de l’entretien que dans la première, et que parmi les gens éclairés il n’y a pas plus de chrétiens en Europe qu’il n’y a de mahométans en Asie. Quand même je consentirais à croire pour un instant à la commune décadence de la foi chrétienne et de la foi mahométane, je dois faire remarquer l’immense différence qu’il y aurait toujours entre ces deux décadences. Comme le mahométisme manque essentiellement de spiritualisme, il arrive que, quand la foi s’en retire, il ne reste plus rien que le doute universel et l’insouciance brutale que nous trouvons dans les paroles de Sami-Effendi, une incrédulité courte et bornée qui a pour doctrine de bien vivre et de mourir le plus tard possible, tandis que, le christianisme au contraire étant une religion profondément spiritualiste, ceux mêmes qui s’en séparent gardent des choses spirituelles une habitude et une préoccupation qui les empêchent de tomber dans la matérialité pure. Je ne nie assurément pas les progrès que le matérialisme a faits de nos jours ; mais il a fait plus de progrès dans nos mœurs que dans nos idées. Quiconque en Europe raisonne contre le christianisme raisonne plus ou moins en spiritualiste. Quiconque est incrédule l’est en spiritualiste, et personne, s’il a tant soit peu d’orgueil d’esprit et de force de pensée, ne veut se réduire à une impiété mesquine qui met sa sagesse à vivre au hasard et à jouir le plus possible. Nos mœurs font cela, nos pensées y répugnent ; il y aura donc toujours, quoi qu’on fasse, une grande différence entre ce qui restera du christianisme dans les âmes qui l’auront abjuré et ce qui restera du mahométisme dans celles qui n’y croiront plus : les flacons vides gardent un parfum différent, selon la liqueur qu’ils ont renfermée.

À côté de cette réflexion toute philosophique, j’en mets une toute littéraire. Le portrait du jeune Turc esprit fort qui ne croit plus à rien qu’au plaisir et qui retourne dans son pays pour le civiliser est peint avec beaucoup de vérité et de finesse. C’est un Turc ; mais combien d’Européens ont posé pour ce portrait du Turc ! ou plutôt, et c’est là le malheur de Sami-Effendi et de ses compagnons d’Europe, au lieu de puiser aux bonnes sources de la science et de la sagesse européennes, ils ont puisé aux plus faciles et aux plus vulgaires. Ils ont pris l’eau des ruisseaux des rues au lieu de l’eau des fontaines pures. Triste observation à faire : l’Orient et l’Occident se touchent et se rapprochent plus par leurs vices que par leurs qualités, et dans la civilisation il semble que la maladie s’inocule plus aisément que la santé. Les hommes ont un contact plus naturel dans le mal que dans le bien, et de même que dans les maximes de l’administration européenne les Turcs se sont surtout approprié celles qui pouvaient justifier leur tyrannie, de même dans les usages