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LES VOYAGEURS EN ORIENT.

ment : J’ai acheté ma femme ; vous, vous faites comme nous, mais vous vous gardez bien de le dire. Mettez la question religieuse de côté, dans laquelle je n’entre pas et qui est mise de côté par bien des chrétiens ; que reste-t-il ? Un trafic comme chez nous, avec cette différence que nous, nous donnons de l’argent pour avoir nos femmes, et que vous, vous prenez vos femmes pour avoir de l’argent ; à ce compte, nous les estimons plus que vous[1]. » Je soupçonne Mgr  Mislin d’avoir rapporté sans grande mauvaise humeur la satire que Sami-Effendi faisait de nos mariages de convenance.

Dans cette conversation, Sami a donc souvent l’avantage quand il défend le vieil Orient. Il le perd aussitôt qu’il se met à faire le philosophe et l’esprit fort. Il ne croit pas à la mission de Mahomet. « Y a-t-il beaucoup de philosophes comme vous en Turquie ? dit Mgr  Mislin. — Chez nous, le peuple est encore fanatique ; mais tous les hommes éclairés sont philosophes : c’est comme chez vous… — Vous n’avez jamais songé à une autre vie ? — Rarement. — Vous croyez pourtant que votre âme ne mourra pas ? — Je n’en sais rien. — Et si elle ne mourait pas et qu’il y eût une autre vie ? — Eh bien ! j’irai voir quand le moment sera venu. Si j’y pensais maintenant, cela m’inquiéterait et ne me mènerait à rien. Quand je me mets à réfléchir, je finis presque toujours par douter même de l’existence de Dieu. — Malgré l’argument que vous me faisiez tout à l’heure ? — Oui, malgré cela. — Ainsi en définitive il ne vous reste rien ? — Rien… J’avais prévu ce dénoûment philosophique, dit Mgr  Mislin. Voilà où en viennent la plupart des musulmans qu’on envoie en Europe pour s’éclairer au flambeau de notre civilisation… Pendant mon second voyage en Orient, j’ai eu plusieurs fois l’occasion de m’entretenir de religion avec des personnages plus haut placés que Sami-Effendi : j’ai toujours trouvé dans leur langage un tel dénûment de sentimens religieux et une telle hypocrisie dans leur conduite officielle, que mes prévisions sur la chute inévitable et prochaine de l’empire ottoman se sont singulièrement fortifiées. Cet empire n’a été fondé que par le sabre et le Coran, et aujourd’hui ces deux armes sont aussi débiles l’une que l’autre[2]. »

J’aurais bien des réflexions à faire sur la conversation de Sami-Effendi et de Mgr  Mislin, et sur les conclusions qu’en tire le pieux voyageur. Je ne dirai qu’un mot en passant sur les diverses idées que fait naître cette conversation.

D’abord il y a, je le sais bien, un assez grand nombre de personnes qui diront que Sami-Effendi ne leur semble pas avoir moins de bon

  1. Tome Ier, p. 79.
  2. Ibid., p. 81.