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civilisation, car ce fond est la morale humaine et libérale que le christianisme nous a donnée, et qui est antipathique au mahométisme ; mais ils ont pris les formes et les dehors avec un empressement dont nous avons été dupes. Les prosélytes ont attrapé les apôtres. Comment en effet ne pas croire à une conversion qui contient un aveu de la supériorité du propagandiste sur le converti, et un aveu fait d’un ton si sincère ? « Enseignez-nous à administrer et à gouverner, » disaient humblement les Turcs, et, à chaque leçon que leur donnait l’Europe, ils s’inclinaient d’un air de reconnaissance et d’admiration.

Ce n’est que peu à peu que nous avons vu comment ils entendaient appliquer les maximes de la civilisation occidentale. « Il ne doit pas y avoir d’état dans l’état, disent les juristes administratifs de l’Occident, point de privilége contre la loi, qui doit être égale pour tous. » Les Turcs en ont conclu que les capitulations des Européens en Turquie devaient être abolies, et que les Francs ne devaient plus avoir de priviléges ni d’immunités. Ils en ont conclu que, le sultan étant le pouvoir central, il ne devait pas y avoir non plus d’états tributaires et quasi indépendans en Turquie, et au nom de la centralisation, là où le sultan n’était que suzerain, ils l’ont voulu faire souverain. De même que, dans cette Europe qu’ils prenaient si volontiers pour modèle, il n’y avait plus en France de ducs de Bourgogne et de ducs de Bretagne, il ne devait plus y avoir en Turquie de Valachie, de Moldavie, de Serbie et de Montenegro. Ils se sont montrés pleins de zèle pour appliquer les principes de 89, en tant que 89 avait établi l’unité du pouvoir central ; mais ils ne se sont pas occupés de faire ce que voulait faire 89, c’est-à-dire de mettre la justice, l’humanité, dans la loi commune. Toute la question est là : je ne demande pas mieux que d’être traité et jugé selon la loi commune, quand cette loi respecte la vie, la liberté, la propriété de tout le monde ; mais quand il n’y a pour loi commune que le caprice et la cupidité des pachas, je tâche alors d’être dans l’exception. Si surtout je suis Européen, si je viens d’un pays où la justice et l’humanité sont respectées, où les biens que je tiens de mes pères ou de mon travail me sont assurés d’une manière inviolable, où je ne suis pas obligé de cacher ma richesse pour la conserver, comment voulez-vous que je ne m’applaudisse pas qu’il y ait pour me défendre des immunités particulières et des capitulations diplomatiques ? Si même, sans que je sois Français ou Anglais, je suis Serbe, Valaque, Moldave ou Monténégrin, et que d’anciens traités et des stipulations récentes et solennelles assurent l’indépendance de mon pays et me protègent contre l’arbitraire des pachas turcs, comment voulez-vous que je ne tienne pas à cette indépendance qui fait