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LES VOYAGEURS EN ORIENT.

peuples, et en mêlant ainsi dans mon examen les divers ouvrages et les divers auteurs que je viens d’indiquer, je fais preuve de mon impartialité. Mgr  Mislin, un des principaux dignitaires de l’église catholique en Autriche, n’aime pas les Turcs et dit librement la vérité sur leur compte ; il ne croit pas que la régénération de la Turquie soit possible, et il ne la souhaite pas, car cette régénération serait celle du Coran et du mahométisme. Or Mgr  Mislin est un chrétien et un ecclésiastique de l’ancien régime ; il n’a pas découvert les affinités merveilleuses qui existent, dit-on, entre le christianisme et le mahométisme, qui n’est qu’une secte chrétienne méconnue ; il ne comprend rien à ce qu’on appelle la nouvelle croisade de 1854 et 1855, fort nouvelle assurément, puisqu’il s’agissait en 1854 et en 1855 pour les chrétiens d’Europe d’aller soutenir les mahométans contre les chrétiens. Je ne veux pas dire que la guerre de Crimée, qui avait pour but de détruire la prépondérance de la Russie en Orient, ne fût pas légitime. C’était une guerre de bonne politique ; je persiste à le croire : je n’ai pas souhaité cette guerre pendant vingt ans pour la réprouver au moment où elle a été faite ; mais pourquoi appeler cette guerre une croisade ? Pourquoi vouloir, dans les mandemens de beaucoup de nos évêques, lui donner une apparence religieuse ? Mgr  Mislin n’aime assurément pas l’église schismatique, il est même souvent très dur pour les Grecs ; seulement sa répugnance pour le schisme ne va pas jusqu’à la tendresse pour le mahométisme, et il n’hésite pas à préférer le Christ incarné, ressuscité et transsubstantié de l’église grecque au Mahomet fanatique des mosquées de Constantinople et de Damas. Il est catholique avant tout, mais après cela il est chrétien. J’ai lu tant d’auteurs qui en Orient sont catholiques, mais qui après cela sont mahométans, Turcs, Sarrasins ou Arabes, que le zèle tout chrétien de Mgr  Mislin m’a profondément touché.

M. Viquesnel est aussi favorable aux Turcs que Mgr  Mislin l’est peu. Il est très savant, très instruit, il aime beaucoup la civilisation occidentale ; mais il croit que les Turcs sont capables de comprendre et d’adopter cette civilisation. Il croit à la régénération possible de la Turquie ; il a foi à la charte de Gulhané et au hatt-humayoun de ces derniers temps ; il se laisse éblouir par tous les trompe-l’œil que la Turquie sait si bien employer avec l’Europe, et je ne fais pas de cela un grand reproche à M. Viquesnel. J’ai beaucoup de mes amis qui ont donné dans ces chimères de la régénération turque. De plus, il faut avouer que la Turquie a de ce côté une grande habileté. Il est curieux de voir avec quelle promptitude d’esprit les Turcs ont compris ce qu’il y avait à gagner pour eux à l’imitation de la civilisation occidentale. Ils ne se sont pas inquiétés du fond de cette