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pendant trois mois, avec quelques milliers de vieux soldats mêlés à de jeunes conscrits qui n’avaient pas eu le temps d’apprendre le maniement des armes, tenir tête à des forces cinq ou six fois plus nombreuses, leur livrer des combats presque journaliers, surprendre, repousser successivement toutes leurs divisions, et les mettre enfin au point de n’oser prendre l’offensive là où il se trouvait en personne, souvent même de fuir à sa seule approche, de mettre toutes leurs chances de salut dans la possibilité de lui dérober quelques marches, enfin d’hésiter s’ils ne repasseraient pas, dans une retraite précipitée, le Rhin si récemment franchi. Marmont fut encore, pendant ces trois mois si pleins de faits éclatans, un des plus dignes lieutenans de l’empereur. Comme les autres maréchaux, il avait à peine sous ses ordres un nombre de soldats égal à celui qui, en d’autres temps, était confié à un général de brigade; mais, par sa prodigieuse activité, il semblait les multiplier. Nulle part encore je n’ai trouvé un tableau aussi vif, aussi détaillé, aussi saisissant de ces combats héroïques que celui qu’il en trace dans ses Mémoires. On peut seulement regretter qu’en se rendant à lui-même, en rendant à l’armée en général une pleine justice, il se montre moins équitable envers Napoléon. Si ses récits, arrangés avec un certain art, pouvaient prévaloir contre l’évidence et le témoignage universel, on pourrait presque croire que tant de prodiges s’accomplirent indépendamment du chef suprême de l’armée, qui, par d’énormes fautes, en aurait plus d’une fois compromis et perdu les résultats. Il est telle bataille, celle de Champaubert par exemple, à laquelle on pourrait penser, d’après la narration du maréchal, qui s’en attribue tout l’honneur, que Napoléon n’a pas même assisté. Faut-il voir dans cette malveillance, plus sensible ici que partout ailleurs, l’effet d’un désir secret de décrier le souverain dont il allait bientôt après se séparer? Ou bien, lorsqu’il écrivit cette partie de ses Mémoires, était-il encore sous l’impression pénible des reproches très vifs et très amers que Napoléon lui jeta presque publiquement à la suite d’une journée malheureuse où il s’était laissé surprendre et avait éprouvé une perte considérable? Il est à remarquer qu’il ne parle pas de ces reproches, attestés par d’autres historiens, et je n’ai pas besoin d’ajouter qu’il trouve des raisons spécieuses pour démontrer qu’on ne pouvait équitablement le rendre responsable de cet échec. Peut-être ces raisons sont-elles valables : en Champagne comme en Espagne, et bien plus encore, quoique pour des motifs en partie différens, il y a lieu d’admirer les succès de nos soldats plutôt que de s’étonner de leurs échecs; ce qui est malheureusement certain, c’est que ce revers exerça une influence très fâcheuse sur l’issue de la campagne.

On a été d’ailleurs bien injuste pour le duc de Raguse lorsqu’on