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laquelle, malgré l’éclat du triomphe définitif, on put entrevoir le premier germe de son affaiblissement, le premier symptôme des dangers auxquels il devait succomber un jour, le commencement de ces conceptions téméraires et gigantesques qui ne pouvaient manquer de lasser tôt ou tard la fortune, de ces effroyables boucheries qui, en privant l’armée française de ses vieux soldats, en l’obligeant à se recruter sans cesse de conscrits adolescens et inexpérimentés, altérèrent bientôt, non pas son héroïsme, mais sa solidité.

Retenu loin de ces glorieux champs de bataille d’Iéna, d’Eylau, de Friedland, Marmont y perdit probablement l’occasion de gagner un peu plus tôt ce bâton de maréchal auquel il aspirait avec tant d’impatience; mais il semble s’en être consolé dans les jouissances de l’autorité suprême, qu’il exerçait presque sans contrôle dans une contrée éloignée du centre de l’empire, qui ne lui était pas même incorporée, et qui, par sa topographie, par le degré de civilisation et les mœurs étranges d’une partie de ses populations, exigeait absolument une certaine indépendance d’action dans l’homme chargé de la gouverner. La partie des Mémoires de Marmont qui se rapporte à cette période de sa carrière a beaucoup d’intérêt. Elle prouve qu’il possédait de vrais talens administratifs, qu’il savait organiser et commander, et que, placé sur un théâtre où tout était, sinon à créer, au moins à réformer, à mettre en rapport avec les besoins du vaste empire dont l’Illyrie devenait une dépendance, il était capable de se défendre également des entraînemens de la routine et d’un penchant exagéré aux innovations. Il savait, en un mot, ce que si peu de personnes savent en France, et ce qui est le véritable secret de la politique conservatrice : employer dans un édifice nouveau les matériaux de celui qu’on est obligé de renverser. Il paraît aussi que, dans cette œuvre de réforme trop tôt interrompue, Marmont sut conquérir la bienveillance des peuples qu’il était chargé de gouverner, et dont il ménageait les habitudes et les préjugés autant que le permettaient les circonstances. Il y a probablement quelque chose à rabattre de ce qu’il raconte à ce sujet avec cette naïveté d’amour-propre, cette complète et calme admiration de lui-même que personne peut-être n’a jamais poussées plus loin; mais on sent ici dans les éloges qu’il se donne un fonds de réalité et de sincérité dont l’apparence manque parfois à ses récits.

Un autre résultat de la situation isolée où il se trouvait alors placé, de la suprématie absolue qu’il exerçait dans son gouvernement, c’est que, ne s’y trouvant en relations d’infériorité ni même d’égalité avec personne, il était à l’abri de ces froissemens d’amour-propre, de ces susceptibilités envieuses auxquelles sa nature le disposait si malheureusement. Le jugement qu’il porte sur les hommes et sur les choses, en retraçant cette époque de sa vie, est donc plus calme,