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de la mort d’Appleton et de son propre échec, avait craint qu’on ne l’attaquât en justice, et déjà il prenait ses précautions. Douze gentlemen patentés, tous dignes de foi, tous habitans d’Oaksburgh, étaient prêts à déclarer sous serment qu’il n’avait pas quitté la ville depuis un mois. Il se rassura bientôt en voyant qu’on ne l’attaquait pas, et posa sa candidature aux fonctions de maire avec une audace inouïe. Il accusa de nouveau Acacia d’être secrètement négrophile, il en accusa Jeremiah ; il ajouta que celui-ci était un ivrogne, et celui-là un débauché qui vivait avec une fille de couleur et scandalisait la pieuse communion des méthodistes d’Oaksburgh. Jeremiah voulut d’abord le jeter dans la rivière, mais Acacia le supplia de n’en rien faire.

— Cet homme est mien, lui dit-il : il est sacré pour toi. Je veux l’offrir aux mânes de Julia.

De son côté, il soutint la candidature d’Anderson et accusa Craig de tous les crimes. On connaît trop le style des journaux américains pour qu’il soit nécessaire de donner des extraits de cette polémique. Il suffit de dire que les deux adversaires se surpassèrent eux-mêmes dans cette lutte.

Enfin le grand jour arriva. Les know-nothing et les méthodistes furent fidèles à Craig, mais tous les autres votèrent en faveur d’Anderson. Le vaillant Tom Cribb et sa brigade trouvèrent moyen de se signaler le soir en cassant les réverbères et en frappant à coups de poings et de bâtons sur les partisans du malheureux Craig.

Pour la première fois, celui-ci désespéra de lui-même. L’histoire de Julia, dix fois racontée dans le journal d’Acacia, et toujours avec des circonstances nouvelles qui aggravaient le crime d’Isaac et rendaient sa victime encore plus intéressante, avait fini par le rendre odieux. Déjà son caractère bien connu et son titre de Yankee suffisaient pour déconcerter ses plus intrépides partisans. Il était dans la situation déplorable du malheureux Turnus, que les dieux ont condamné, et qui cherche en vain à fuir le glaive vengeur d’Enée. La fatalité ou plutôt la vengeance divine le poursuivait. Chaque matin, Acacia renouvelait dans son journal la promesse de lui couper les oreilles et de les clouer à la porte du Herald of Freedom. Le lendemain de sa défaite, Craig, exaspéré, résolut d’en finir et de tuer le lingot.

Acacia se tenait sur ses gardes et cherchait lui-même une occasion ; elle se présenta bientôt. Au moment d’entrer dans les bureaux du Semi-Weekly Messenger, il se retourna par hasard, et ce mouvement imprévu lui sauva la vie : Craig, posté à vingt pas de là, venait de tirer sur lui un coup de revolver. La balle frappa la porte de la maison et enleva un éclat de bois.