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ÉTUDES D’HISTOIRE PRIMITIVE.

en moralité à leurs successeurs, ils ouvraient péniblement les premiers sillons de la moralité et de l’intelligence.

Une autre tradition a été suivie par Virgile : lui ne compte que deux âges. Dans le premier, tout était commun ; le sol n’était pas partagé, et la terre produisait libéralement sans qu’on lui demandât rien : c’était le règne de Saturne. Mais vint le règne de Jupiter, qui, ne voulant pas que ses domaines demeurassent plongés dans la torpeur, changea toutes ces bénignes conditions : il mit le venin aux dents des noirs serpens, il lâcha les loups dévorans, et cacha le feu, afin d’obliger les hommes à trouver les diverses industries à force de méditation. Si l’on voulait tourner ces récits légendaires et poétiques de manière à y trouver une esquisse, une ombre de la réalité, on dirait que le premier âge répond à l’existence des hommes de la période diluvienne, à l’usage primitif de la pierre, alors que, n’ayant que les rudimens de toute chose, ils vivaient d’une vie s’élevant de peu au-dessus de celle des grands animaux, tandis que le second âge représente l’introduction des métaux dans l’ébauche sociale, et simultanément la complication graduelle de tous les rapports. Si l’on voulait poursuivre encore plus loin ces flottantes ressemblances, on dirait que Saturne, cet antique souverain du ciel et de la terre, sous lequel la simplicité et l’uniformité florissent, est l’homme ancien et le type de ces tribus diluviennes qui, plus imparfaitement douées, n’avaient aucune chance de sortir des premiers langes, et que Jupiter, qui chasse si rudement le vieux Saturne, qui ne souffre pas que ses domaines languissent dans une torpeur immobile (nec torpere gravi passus sua regna veterno), est l’homme nouveau et le type de ces tribus entreprenantes qui cherchent, méditent et trouvent. Sans doute il faut se garder d’attacher trop de réalité à ces légendes qui se prêtent à tant d’explications diverses, et surtout de se laisser faire une illusion semblable à celle de l’alchimiste qui ne rencontrait jamais au fond de son creuset que l’or qu’il y avait mis. Pourtant elles ont je ne sais quel reflet des choses antiques et lointaines qui charme et attire l’esprit, et là, comme en plus d’un autre point, la poésie vient côtoyer la haute science.


V.


L’histoire, lorsqu’on la remonte, arrive partout à un point où finissent les documens inscrits soit dans les livres, soit sur les pierres ou sur les métaux, et quand ils s’arrêtent, elle s’arrête aussi, n’ayant pas d’autres matériaux que les récits, les inscriptions, les pièces, en un mot, qui émanent directement et indirectement des temps antérieurs. C’est un chemin qui se coupe abruptement ; on