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sentit se réveiller sa tendresse pour Julia ; il était trop fier cependant pour faire d’inutiles reproches. Il fut indigné de la conduite de l’Anglais, sans réfléchir qu’il lui avait laissé le champ libre, et que John Lewis, à qui il avait attesté l’innocence de sa liaison avec miss Alvarez, pouvait légitimement l’aimer. Sa première pensée fut de le punir d’une manière terrible ; puis il se dit qu’il devait à son ancienne maîtresse, qu’il voulait abandonner, de ne pas lui ôter son nouvel amant ou son mari. Il s’avoua qu’il était justement puni de son inconstance, que Julia était libre, et il résolut de ne pas gêner ce qu’il croyait être son bonheur. Le lingot alla trouver Jeremiah.

— Mon cher ami, dit-il, je pars dans une heure pour Cincinnati. Veille, je te prie, sur mes affaires et sur Craig. S’il arrive quelque chose de nouveau, tu m’avertiras par dépêche télégraphique. Je laisse à Lewis le soin de rédiger mon journal pendant mon absence. Prie-le de laisser à la porte du journal ses opinions abolitionistes et toutes ses excentricités bibliques. La moindre négligence pourrait causer des malheurs irréparables.

Il donna les mêmes instructions à Lewis, sans lui témoigner aucun ressentiment. Le docteur John crut, à voir sa tranquillité, qu’il ignorait tout. Puis Acacia partit sans dire adieu à Julia, ni vouloir la prévenir, dans la crainte de l’obliger à quelque mensonge. En sortant d’Oaksburgh, il était à cheval, et tourna plusieurs fois les yeux sur la maison de miss Alvarez. C’est là qu’il avait vécu si heureux pendant trois ans. Pourquoi avait-il amené ce maudit Anglais, cause de tous ses malheurs ? Il ne songea point à s’accuser lui-même d’infidélité. Quel est le juste qui examine attentivement ses fautes en même temps que celles d’autrui ?

Hélas ! il pouvait revenir. Un mot de Julia eut tout apaisé, tout réparé ; mais le destin jaloux le voulait ainsi : Jupiter aveugle ceux qu’il veut perdre.

Miss Alvarez fut troublée jusqu’au fond du cœur en apprenant le départ de son amant. Pour la première fois, il partait sans lui dire adieu. Elle versa d’abondantes larmes, dont le pauvre Carlino lui-même ne pouvait tarir la source.

— Il ne m’aime plus, disait-elle, mon bon abbé. Il ne m’aime plus, et je n’ai d’autre tort que de l’avoir trop aimé.

Carlino lui répondait par le mot de Panurge : — Mariez-vous doncques. Impuissant remède quand l’amour s’en va !

Quelques jours après, elle reçut de Cincinnati la lettre suivante :


« 25 juillet 1856.

« Tu m’as trahi, Julia : adieu pour toujours. Je ne te reverrai que lorsque tu auras épousé ce Lewis. Perfide ! pourquoi ne pas