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— Je l’espère bien, pensa Craig.

Ces deux hommes, unis par une haine commune, firent le projet d’enlever Julia Alvarez pendant l’absence de son amant, qui allait souvent à Louisville. Craig comptait bien que l’événement n’aurait pas lieu sans combat, et il espérait qu’Appleton tuerait son ennemi. Lui-même haïssait profondément Julia, comme les méchans haïssent ceux à qui ils ont fait du mal. Quant à l’ancien contre-maître d’Acacia, une sorte d’amour brutal et de grossier calcul se mêlait à ses projets de vengeance : Julia, enlevée par lui, ne pouvait, à son avis, épouser que son ravisseur ; elle serait trop heureuse de donner sa main à un homme libre et de faire sa fortune.

Pendant ce temps, une scène bien différente se passait dans la maison de Jeremiah Andersen. Deborah, pour fêter le succès oratoire du docteur John, avait invité ses amis à un thé. Toutes les pâtisseries de la création étaient réunies sur une table splendidement servie, parmi des piles de jambons et de volailles froides. On y voyait aussi le punch au whisky, le sherry cobbler, boisson faite de sherry, d’eau-de-vie, de glace et de sucre, l’egg nog, espèce de punch à la romaine, et une foule d’autres boissons inconnues à l’Europe et fort supérieures à celles de Paris.

Le docteur John, comblé de félicitations, rayonnait dans sa gloire. C’était Démosthène et saint Jean Chrysostome fondus en un seul Anglais ; il allait régénérer le genre humain, ouvrir une voie nouvelle au christianisme, et supprimer l’intervalle qui sépare la terre du ciel. En temps ordinaire, John était un homme de sens ; mais les éloges des assistans lui montèrent à la tête, et de bonne foi il crut avoir du génie. Tout homme qui imprime ou qui parle en public n’est que trop porté à ces illusions. Deborah s’approcha de lui, les yeux brillans de joie et d’amour.

— Quel magnifique sermon vous avez prononcé ! dit-elle. Votre front était illuminé par l’inspiration divine, comme celui de Moïse lorsqu’il descendit du mont Sinaï.

— Miss Deborah, répondit le docteur, je n’ose croire que Dieu m’ait voulu faire une pareille faveur ; mais tel que je suis, je sens en moi la force toute puissante qui poussa hors de Jérusalem sur l’empire romain douze pêcheurs ignorans, et qui transforma le monde. J’aurai le dévouement et la foi des martyrs, sinon les lumières de l’Esprit saint.

— Il est beau, reprit Deborah, de s’élever jusqu’aux sphères supérieures d’où les anges du Seigneur distinguent clairement l’ordre, la magnificence et l’étendue de l’univers ; mais le cœur d’un homme est-il assez grand, assez ferme, pour ne se laisser énerver par aucune volupté mondaine, ni abattre par aucune adversité ? Heureux