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la ville de Canton. On ne savait jusqu’ici que le fait sommaire de la prise de la ville chinoise; on connaît aujourd’hui les détails de cette opération de guerre dirigée avec autant d’habileté que d’énergie, et s’il y a quelque chose de surprenant, c’est de voir un si petit nombre d’Européens s’emparer si promptement d’une ville peuplée de près d’un million d’habitans et défendue par des forces assez considérables. Le vice-roi de Canton, Yeh, a été fait prisonnier ; il a trouvé plus simple peut-être de tomber aux mains des Français et des Anglais que de partir vaincu pour Pékin. Un gouvernement provisoire a été établi à Canton; il reste à savoir ce que la France et l’Angleterre feront de leur conquête.

Il a été difficile jusqu’à présent d’apprécier le caractère véritable du travail intérieur auquel la Russie est livrée depuis la fin de la guerre d’Orient. Des inquiétudes, des désirs et des aspirations inaccoutumés tourmentent une partie de la société russe ; de sombres appréhensions agitent l’autre. Il devient possible aujourd’hui de saisir, au milieu de ce mouvement un peu confus, quelques traits caractéristiques, d’observer comme des partis qui se forment au sein de cette immense population, si étrangère en apparence aux passions politiques. Ce sont les projets du gouvernement relatifs à l’affranchissement des serfs et quelques autres indices de ses intentions réformatrices qui ont provoqué cette émotion, dont le résultat le plus certain pour le moment est de jeter une assez vive lumière sur l’état des esprits en Russie. Les employés du gouvernement, le clergé, l’armée, la noblesse, commencent à se grouper en effet sous le nom de conservateurs. Le sentiment qui domine parmi eux, c’est une aversion systématique pour toutes les réformes accomplies ou projetées, pour l’abolition du servage principalement. L’autre parti qu’on peut distinguer, le parti favorable aux réformes, compte en majorité dans ses rangs des savans et des écrivains. Quelques seigneurs y figurent également, mais on peut se demander si leurs convictions sont bien sincères. Le corps des marchands appelle au contraire les réformes avec une impatience que sa condition actuelle ne justifie que trop. Quelques fonctionnaires probes et intelligens, qui voudraient avancer sans recourir aux tristes pratiques de la vieille administration, complètent le contingent de ce parti, peu nombreux encore, mais qui a pour lui la supériorité morale. Il faut ajouter que les hommes attachés à la politique réformatrice sont forcés d’apporter dans l’expression de leurs vœux une grande réserve, car ils ne trouvent pas toujours, même dans leur accord avec la direction donnée par l’empereur, une garantie suffisante. Les intentions du souverain sont d’ordinaire très mal exécutées, sinon méconnues, et on a vu récemment la police, sans respect pour les ordres du tsar, expulser de Moscou des exilés de Sibérie qu’un arrêté impérial autorisait à rejoindre leurs familles. Il faut toutefois s’applaudir que ce parti n’ait plus pour principaux interprètes les écrivains russes établis à Londres, et que des recueils périodiques publiés dans le pays même puissent enfin répandre ouvertement ses principes. Une preuve des progrès que font les idées réformatrices dans l’empire, c’est que la commission chargée officiellement d’étudier la question de l’affranchissement des serfs, ayant fait un appel aux hommes de bonne volonté, reçut bientôt après cent quatre-vingts projets, dont plusieurs sont très radicaux.