Page:Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 14.djvu/230

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

dans Bertram, et Pellegrini dans Figaro du Barbier de Séville, etc., semblaient être moins des comédiens chargés de traduire une conception de l’art que des êtres réels exprimant leurs propres sentimens. Tel était aussi Lablache dans il Motrimonio segreto.

Dès les premières mesures de son air :

Udite, tutte, udite,


la joie entrait dans la maison. Comme il exagérait l’importance d’un mariage avec un homme titré :

Un matrimonio nobile,


et quel bonheur on voyait éclater sur ce large et beau visage paternel ! Dans le premier finale, Lablache était d’un comique digne de Molière, lorsque Geronimo cherche à excuser auprès de ses filles le malentendu du comte Robinson :

Voi credete che i signori
Facciaa come li plebei.


Il était impossible de rendre avec plus de vérité la curiosité d’un homme sourd qui a la prétention qu’on ne s’aperçoive pas de son infirmité. Dans le second finale qui termine le premier acte, Lablache, en grand artiste qu’il était, passait

Du grave au doux, du plaisant au sévère,


en accusant les nuances des sentimens les plus délicats. Sa voix magnifique suffisait pour donner à cet admirable sextuor, si clairement écrit, la sonorité d’un vaste ensemble. Prodigieux d’entrain et de franche bonhomie dans le fameux duo avec le comte Robinson : Se fiato in corpo avete, Lablache était sublime dans le finale du second acte, alors que Geronimo maudit la pauvre Caroline repentante. Je n’ai jamais pu voir cette scène touchante où Lablache savait si bien exprimer le courroux, la douleur et la bonté d’un cœur paternel, sans que mes yeux se remplissent de larmes. Oh ! que l’art ainsi compris est une chose digne d’admiration !

Je dînais un jour chez Lablache. C’était pour fêter je ne sais plus quel anniversaire des annales domestiques. La belle et nombreuse famille du grand artiste, filles, garçons et petits-enfans, était toute réunie autour de la table paternelle. J’étais le seul étranger admis, ce jour-là, à jouir d’un si touchant spectacle. Assis à côté de Lablache, dont la haute stature et la noble tête s’élevaient au-dessus de ce monde joyeux dont il était le patriarche, je lui dis tout bas, non sans quelque émotion : « Il me semble voir la belle famille du bon Geronimo réconciliée, Carolina à côté de Paolino son époux, Elisetta près du comte Robinson, Fidalma, tout le personnel de l’adorable chef- d’œuvre de Cimarosa, que personne ne jouera et ne chantera comme vous. » Il me serra la main, en faisant signe à sa femme, Teresa Pinotti, qu’elle eût à me remercier du beau compliment que je venais de lui faire.

L’histoire du Théâtre-Italien de Paris peut se diviser en quatre grandes époques, dont chacune correspond à une date importante de nos vicissitudes