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puisque l’auteur de Guillaume Tell ne fait plus de chefs-d’œuvre, on doit lui savoir gré d’aimer, comme il le fait, les belles curiosités des temps passés.

Rossini n’a jamais rien composé pour Lablache : retenu longtemps en Sicile, l’éminent virtuose n’a jamais fait partie d’aucune troupe qui ait été sous la main de l’auteur du Barbier de Séville; mais si Lablache n’a pas eu l’honneur de servir de modèle à un si grand peintre des passions, il en comprenait bien le génie, et il appartient à la génération de chanteurs formés sous l’influence de l’œuvre de Rossini. Après Meyerbeer et Mercadante, que nous avons déjà cités, Paccini, Carafa, Bellini, Donizetti et M. Halévy sont les compositeurs qui ont eu l’occasion d’écrire pour la voix et le talent exceptionnels de Lablache. M. Carafa a composé deux opéras où Lablache avait un rôle important, la Capricciosa, ed il Soldato, à Rome en 1822, et Abufar, à Vienne en 1823. Les Puritains de Bellini, Marino Faliero, Don Pasquale de Donizetti, ont été écrits pour le Théâtre-Italien de Paris, et chantés par Lablache, Tamburini, Rubini et Mme Grisi, une réunion de virtuoses qui fait époque dans l’histoire de l’Opéra-Italien.

A l’Esule di Roma, de Donizetti, représenté sur le théâtre de Saint-Charles, à Naples, en 1828, se rattache une anecdote qui a son prix. Donizetti n’avait encore que la réputation d’un jeune compositeur plein de facilité et pauvrement rétribué par les entrepreneurs de théâtres secondaires, lorsque le fameux Barbaja lui offrit d’écrire un opéra pour le théâtre de Saint-Charles. Donizetti accepte avec joie la proposition de Barbaja, en lui demandant humblement quels seraient ses émolumens. — Soixante bons ducats, répond l’imprésario en remuant dans sa poche des piles d’écus, — Le pauvre Donizetti se récria sur la modicité de la récompense, qui s’élevait à 250 francs. — Imbécile, lui répond le tout-puissant Barbaja, qui avait eu à sa solde Rossini et les plus admirables virtuoses du XIXe siècle, les soixante écus que je te donne, c’est pour que tu ne meures pas de faim; mais je te livre le plus grand théâtre du monde avec une troupe de chanteurs parmi lesquels se trouve Lablache ! Si ton opéra réussit, ta fortune est faite. — Les prévisions de Barbaja se sont accomplies, et de l’Esule di Roma, où se trouve un des plus beaux trios qu’il y ait dans un ouvrage dramatique, a commencé la grande et légitime célébrité de Donizetti. Lablache était admirable dans ce trio, qui est connu de toute l’Italie, et qui fut chanté dans l’origine par la Tosi et le ténor Winter. L’effet en fut si grand à la répétition générale, que l’orchestre s’arrêta pour mieux écouter la voix magnifique de Lablache! Ce fait rappelle l’histoire de Pacchiarotti, qui, avec des moyens différens, excita également une si vive émotion à la répétition d’un opéra nouveau, que, le chef d’orchestre ayant suspendu tout mouvement, le sopraniste lui demanda avec surprise: — Que faites-vous donc? — Nous vous écoutons, lui répondit-il.

Des virtuoses comme Lablache ne se forment pas en un jour. Indépendamment du concours de la nature, sans laquelle on ne produit que des monstres dans les arts de sentiment, il faut de longues études et de bonnes traditions. Dans le conservatoire de Naples, où Lablache a été élevé au milieu de nombreux condisciples, parmi lesquels se fit remarquer Manfroggi jeune, compositeur de la plus grande espérance, qui est mort à l’âge de vingt