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prit. Lablache était un artiste complet, comme il s’en rencontre rarement au théâtre. Il connaissait autre chose que la musique contemporaine, qu’il appréciait à sa juste valeur. Son goût, épuré par des études solides, par les voyages et la fréquentation des hommes distingués de tous les pays, s’étendait sur des objets nombreux qui semblaient étrangers aux besoins immédiats d’un chanteur dramatique. Il aimait la peinture et les bons livres qui nourrissent l’esprit de vérités fécondes, et il avait dans l’âme, mêlé aux plus nobles sentimens de l’honnête homme, un amour caché, mais profond, pour le plus précieux de tous les biens de la vie, la liberté. C’était un héritage de famille qu’il n’a jamais répudié. Son père était mort ruiné et en exil pour des idées semblables, et sa mère, une femme forte, ne s’est jamais réconciliée avec les événemens qui avaient détruit les espérances de l’ère immortelle de 1789. Ceci nous rappelle un fait singulier concernant le père de Lablache. Arrêté pendant la tourmente contre-révolutionnaire de 1799, où l’infortuné et divin Cimarosa fut si maltraité, le père de Lablache fut conduit sur une place publique avec trente-six autres victimes pour y être fusillé par les pieux défenseurs de la monarchie et de la foi. Parmi les compagnons d’infortune de Lablache père, il y avait un moine. Après la première décharge, le moine, se sentant blessé, se laissa tomber à terre, en conseillant à Lablache de suivre son exemple. C’est par cet innocent stratagème que tous deux échappèrent à la mort. Après le congrès de Laybach, le vieux roi de Naples, qui se trouvait à Vienne, reçut en audience particulière Lablache. «Dis-moi, Lablache, lui dit le roi avec le ton populaire qui lui était familier, n’as-tu pas été un peu carbonaro pendant ton séjour à Palerme? — Oui, sire, répondit en riant le virtuose. — Voilà comme ils sont tous faits, » répliqua le roi en se tournant vers un courtisan. Depuis cette entrevue, qui valut à Lablache un engagement pour le théâtre Saint-Charles à Naples et sa nomination de chanteur à la chapelle du roi, le vieux Ferdinand IV n’applaudissait jamais Lablache, dont il aimait beaucoup le talent, sans ajouter tout bas : Bravo, carbonaro porc !....

Homme excellent et d’une probité sévère, Lablache avait les manières et les habitudes du monde le plus choisi. Il savait garder sa dignité d’artiste sans morgue, sans vaine ostentation d’indépendance, et se trouvait parfaitement à l’aise vis-à-vis des plus grands personnages qu’il eut l’occasion d’approcher pendant sa brillante carrière. Il a eu l’honneur de donner des conseils, sur l’art de chanter, à la reine Victoria d’Angleterre, qui n’a cessé de lui témoigner la plus gracieuse bienveillance. La mémoire de Lablache était riche en anecdotes de tous les genres, qu’il contait à ravir avec un mélange de finesse, de bonhomie et de jovialité napolitaines tout à fait inimitable. Parmi les curiosités et les objets d’art dont il aimait à s’entourer, Lablache possédait une collection de tabatières aussi nombreuses qu’il y a de jours dans l’année, depuis la simple boîte en bois blanc jusqu’au joyau enrichi de diamans. C’était une fantaisie de priseur émérite, qui à la longue avait acquis l’intensité d’une véritable passion. Rossini n’amuse-t-il pas ses glorieux loisirs à collectionner des brimborions historiques, parmi lesquels se trouvent, il est vrai, un Benvenuto Cellini et un petit buffet d’orgue avec une sonnerie qui remonte à l’an 1505! Il faut bien que vieillesse se passe, et,