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nos ressources navales. Telles sont les objections que l’on oppose de prime abord à la fondation d’une colonie française dans l’extrême Orient. Elles ne paraissent point décisives. Sans être aussi nécessaires qu’elles l’étaient autrefois à la prospérité du commerce métropolitain, les colonies assurent encore à la nation qui les possède une préférence marquée pour les échanges. Sous le rapport militaire, il ne nous serait pas inutile d’avoir, même en vue d’une guerre, quelques points de refuge où nos frégates pourraient se soustraire à la poursuite d’une force supérieure, et d’où elles seraient en mesure de causer, par des sorties opportunes, de graves dommages au commerce ennemi; mais ce n’est précisément ni l’intérêt commercial ni l’intérêt militaire qui, à nos yeux, décide la question, ce n’est même point un intérêt immédiat qui nous appelle en Orient : il s’agit surtout d’un intérêt politique, qui peut-être ne se révélera complètement que dans un avenir plus ou moins éloigné, mais qui dès à présent mérite toute notre sollicitude. La pensée au surplus n’est pas nouvelle ; elle avait, nous l’avons dit, frappé le génie si vif et si juste du premier consul ; la restauration, Adèle aux souvenirs de l’ancienne monarchie, était disposée à y donner suite; le gouvernement de juillet a songé un moment à l’exécuter : si le gouvernement actuel peut mener l’œuvre à bonne fin, de telle sorte que l’influence française soit dignement représentée en Asie le jour où la révolution qui s’y prépare sera accomplie, il aura rendu à notre pays un grand service.

La première combinaison qui, dans cet ordre d’idées, se présente à l’esprit, ce serait d’occuper définitivement un territoire de l’empire chinois. Cette prise de possession serait naturelle et légitime : nous aurions pour nous le droit de la guerre. Autant que l’on en peut juger par les nouvelles de l’intérieur et surtout par le triomphe de l’insurrection, qui enlève à l’autorité de la dynastie tartare plusieurs provinces, la Chine serait à la veille d’une sorte de dissolution. La conquête européenne rencontrerait donc peu de résistance. Les Chinois d’ailleurs ne sont pas plus fanatiques en matière politique qu’en matière religieuse, et il est à croire qu’ils échangeraient assez volontiers l’administration des mandarins contre un régime plus doux qui leur apporterait de bonnes lois, une dose suffisante de liberté et de larges profits commerciaux; mais il ne faut pas se dissimuler que, si l’occupation de plusieurs districts sur le littoral chinois paraît aisée quant à présent, la garde d’une telle colonie exigerait un grand déploiement de forces et risquerait de se trouver un jour gravement compromise. On aurait derrière soi une population innombrable qui pourrait bien, après quelques années de contact avec la civilisation européenne, se soulever contre les étrangers et courir sus aux barbares. L’insurrection de l’Inde fournit à cet égard un grand enseignement, et, dans une semblable occurrence, les Chinois, qui sont très intelligens, très habiles à s’approprier les moyens d’action des autres peuples, résisteraient peut-être mieux que les Hindous. On a annoncé au début de la guerre que les Anglais conserveraient Canton, ce qui eût amené sans doute, par suite d’une entente équitable, notre établissement sur un autre point du sol chinois, à Shang-haï par exemple; mais aujourd’hui l’Angleterre, déjà chargée de la garde de l’Inde (et elle voit ce qui lui en coûte), ne songe probablement plus à agrandir ses domaines en Asie. Il