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versé; pleurons ces héroïques victimes comme elles veulent être pleurées, c’est-à-dire non point pour elles, qui ont gagné par le martyre l’immortelle gloire, mais pour la cause de l’humanité et du christianisme. En même temps ne soyons plus surpris que la persécution, ignorante et acharnée, redouble de rigueur, et demeurons bien convaincus qu’aucun traité conclu par Ky-ing, au nom de l’empereur Tao-kwang, n’aurait protégé la vie des missionnaires dans les conditions présentes, sous le gouvernement d’un nouvel empereur aux prises avec une révolution formidable, et sous l’administration des successeurs de Ky-ing, désavoué aujourd’hui et disgracié. Enfin, pour en revenir à l’édit de 1845, cette pièce diplomatique, dont on affecte de faire si peu de cas, est entre les mains de la France une arme puissante, à l’aide de laquelle nous pouvons régulièrement intervenir dans les affaires intérieures du Céleste-Empire, exiger satisfaction pour le meurtre de nos missionnaires, venger les insultes infligées à notre foi : c’est un point très essentiel, et l’édit, n’eût-il que ce mérite et cette conséquence, devrait être considéré non-seulement comme un acte honorable de protection religieuse, mais encore et surtout comme un grand acte politique. A quel titre, selon le droit des gens, serions-nous fondés à engager, comme nous venons de le faire, les hostilités contre la Chine? Sous quel prétexte notre escadre, de concert avec l’escadre anglaise, aurait-elle attaqué Canton? La querelle soulevée à l’occasion de l’Arrow, cette fameuse lorcha, n’est point la nôtre : notre commerce n’a éprouvé aucune entrave; nous n’avons à nous plaindre d’aucune violation du traité de Whampoa; nos consuls n’ont pas cessé d’être respectés, et le petit nombre de nos nationaux qui résident dans les ports légalement ouverts à l’étranger n’a subi aucune avanie. Pourquoi donc avons-nous déclaré la guerre? Avant l’édit, la persécution contre les chrétiens, si elle eût été exercée en vertu de jugemens rendus d’après les lois du pays, n’aurait point justifié notre prise d’armes, car le gouvernement chinois peut régler comme il l’entend sa police intérieure, et il lui était loisible de punir des peines les plus rigoureuses tous individus, nationaux ou étrangers, qui persistaient à prêcher ou à professer sur son territoire une religion proscrite. Mais, depuis l’édit, la situation est différente : la pratique du culte catholique n’étant plus réputée crime d’après la loi chinoise, tout acte de persécution constitue une violation des traités, et il est de notre droit d’en demander compte. Voilà pourquoi notre escadre a paru sous les murs de Canton.

J’ai longuement, trop longuement peut-être, insisté sur cette négociation religieuse de 1845. Je m’en excuse en songeant qu’elle est assez peu connue, et qu’elle a malheureusement besoin d’être défendue contre ceux-là mêmes qu’elle a voulu protéger, et qui lui devront d’être vengés un jour, ou plutôt (car on leur ferait injure en leur attribuant un désir de vengeance) qui lui doivent dès à présent de voir le bras puissant de la France armé pour leur cause. Si l’honneur de la France est engagé à demander raison du sang catholique qui a été versé, c’est l’édit de 1845 qui lui a imposé ce devoir. Grave imprudence! pouvait-on dire en d’autres temps à l’habile diplomate qui ne craignait pas de charger son pays d’une responsabilité si lourde. Ce sont des embarras que vous nous créez pour l’avenir; nous voici condamnés à déclarer tôt ou tard la guerre à un vaste empire situé à l’autre extrémité